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mardi 23 avril 2019

Images de ruines : de l'actualité à la mémoire

Les images du feu et des dégâts de la cathédrale Notre-Dame de Paris me ramènent inlassablement en tête cette autre image, choc médiatique pendant mon enfance, symbole de la fin de la Yougoslavie de mes grands-parents, l'image du violoncelliste Vedran Smailović, donnant un concert dans la bibliothèque nationale de Sarajevo, haut-lieu du vivre ensemble qui réunissait des héritages littéraires de strates historiques si variées, si pluriculturelles, bibliothèque en ruines, détruite par la guerre, volontairement, cible d'un urbicide s'acharnant sur les bâtiments avec rage pour en détruire la symbolique...

D'autres images de destructions de guerre n'ont cessé depuis de croiser mon chemin, par les médias, par mes travaux de recherche, en Afghanistan, au Mali, en Syrie et dans tant d'autres lieux où la ruine est volontaire et choisie...



Parmi des patrimoines détruits, beaucoup pourraient venir à l'esprit. Petite liste (malheureusement) loin d'être exhaustive :
Si les guerres ont très souvent détruit des patrimoines, ceux-ci n'étaient souvent que des "dommages collatéraux", des cibles indirectes. A partir de la guerre civile espagnole, la protection des biens et patrimoines culturels va devenir l'une des préoccupations de la communauté internationale (NÉGRI, Vincent (dir.), 2014, Le patrimoine culturel, cible des conflits armés : de la guerre civile espagnole aux guerres du 21e siècle, Bruylant, Bruxelles), et le droit va progressivement évoluer vers une meilleure prise en compte de cette dimension symbolique de l'identité telle qu'elle peut être une cible volontaire dans les guerres.

L'une des grandes mutations des conflits armés post-guerre froide vient de la prégnance ces mémoricides, c'est-à-dire de cet acharnement à détruire, par leurs symboles, la mémoire de l'Autre ou d'un vivre-ensemble que haïssent certains belligérants. C'est pourquoi, en mars 2017 (seulement), la destruction volontaire du patrimoine culturel dans la guerre est devenue un crime de guerre, à la suite d'une résolution votée par le Conseil de sécurité des Nations unies.





dimanche 1 mai 2016

Dessine-moi la géographie ! (Quelques pistes sur l'enseignement et l'épistémologie de la géographie)

© Cécile Cornet-Forestier, L1 Histoire,
TD initiation à la géographie, L1 semestre 1,
Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.
Il n’est pas rare que la géographie soit encore perçue comme un catalogue de connaissances qui énumère les lieux, les pays, les capitales, les fleuves et rivières, les montagnes. Et ce, y compris pour des étudiants qui se destinent à enseigner l’histoire-géographie [1] ou les lettres-histoire-géographie [2]. La géographie a longtemps porté cette image qui l’enferme aujourd’hui encore dans une image négative. Face à des étudiants en première année de licence 1 en histoire, faire accepter un cours de géographie obligatoire dans leur cursus revient souvent à faire face à des réticences assez profondes, qui reflètent une image enfermante d’une géographie qui, pourtant, « n’est plus ce que vous croyez »[3]. En tout début d’année, lors de 5 séances de 2 heures chacune de travaux dirigés (TD) – dont une qui consiste en une évaluation ! –, le défi est tout d’abord de faire comprendre ce qu’est la géographie, avant d’entamer des exercices plus « traditionnels ». « La géographie : pourquoi ? »[4]. Tout comme François Arnal face à ses élèves d’hypokhâgne à qui il propose de dessiner une île, « c’est l’occasion de déconstruire les représentations spatiales et l’image classique de la géographie afin d’ouvrir plus largement le champ des outils possibles et les concepts de la géographie »[5]. Et peut-être de susciter un intérêt plus vif pour la géographie et ses manières de décrypter le Monde tel qu’il s’offre quotidiennement aux citoyens.




  • Le contexte de l'exercice
    • À la recherche de l'« intention cartographique »
    • À la recherche de la géographie... dans la bande dessinée
  • Pourquoi la géographie ?
  • Représenter la géographie

© Laura Peticca, L1 Histoire, TD initiation à la géographie, L1 semestre 1, Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.

© Mélanie Verhague, L1 Histoire, TD initiation à la géographie, L1 semestre 1, Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.


© Laura Fernandes Pereira, L1 Histoire, TD initiation à la géographie, L1 semestre 1, Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.



vendredi 1 avril 2016

La dimension paysagère pour penser les conflits : l'exemple de la frontière terrestre intercoréenne, un paysage de guerre ?

Ce billet est le résultat d'un cours sur la géographie des conflits (question qui était au programme des concours de l'enseignement secondaire en géographie - Capes/Cafep externe d'histoire-géographie, agrégations externes d'histoire et de géographie, puis agrégation interne d'histoire-géographie).


Entrer par la dimension paysagère n’est peut-être plus le plus aisé pour penser les conflits. On définit le paysage comme la dimension sensible de l’espace. Il s’agit ici d’une définition a minima, du paysage, qui sert de fondement à la réflexion de ce billet. Si les dimensions spatiale et territoriale des conflits sont largement mises en avant dans des travaux de géographie, mais aussi d'histoire, de sociologie, de science politique, la dimension paysagère est bien plus souvent absente. Pourtant, penser les paysages permet de penser les conflits, autrement dit la mise en scène de l'espace comme paysage est à la fois un outil et un discours mobilisés par des acteurs qui produisent des paysages pour dire le conflit, pour faire conflit, pour inscrire le conflit dans le temps.

L'exemple de la frontière intercoréenne est ici pris pour montrer l'intérêt de la dimension paysagère pour penser les conflits, tels qu'ils s'inscrivent dans les paysages, eux-mêmes mobilisés pour faire du conflit. Ce billet n'est pas exhaustif, mais propose un plaidoyer pour un intérêt plus grand pour la dimension paysagère des conflits.




 Les paysages de conflits

La dimension paysagère des conflits peut être questionnée par différents aspects :

1/ Comment les conflits produisent des paysages ? Quels types de paysages produisent les conflits ?
  • paysages de destruction dans le cas des guerres (on ne parle volontairement pas de « paysages de ruines » puisque l’esthétique définit la ruine par le temps long),
  • paysages de frontières dans le cas de la matérialisation de la frontière par un mur comme réponse à une menace sécuritaire perçu comme une conflictualité – un potentiel de conflit – par les acteurs de la gouvernance de ce territoire,
  • paysages militaires (inscription des dispositifs militaires dans le paysage) [1].

La dimension paysagère pose également la question de la visibilité/invisibilité des paysages de conflits (l’invisibilisation de tunnels comme espaces stratégiques, des territoires militaires en Suisse, etc.).

Les paysages de conflits (selon Pierre Donadieu)

« Ces paysages de la configuration sont ceux de la guerre et du no man’s land. Les paysages des champs de bataille, anciens – tranchées et monuments de la guerre de 1914-18, ligne Maginot, Dien Bien Phû, Danang – et actuels – Golan, Nigeria, Afghanistan, Cachemire, 38° parallèle en Corée, etc. – présentent les formes de la dévastation. Parfois, avec le temps, ils deviennent ceux du souvenir et des mémoriaux – Verdun, Douaumont, Auschwitz. Lorsque des guerres larvées se développent, les formes de la destruction s’organisent le long des vallées – République tchétchène –, des lignes de front – Balkans, Côte d’Ivoire –, ou en milieu urbain – ligne verte dans Nicosie ou de Beyrouth. Les paysages guerriers sont caractérisés par les destructions de l’habitat, des ponts – Mostar, Zagreb –, la présence de lignes de démarcation – barbelés, check points – ou de murs – Berlin, Israël tout récemment. Ancien et remarquable marqueur paysager, l’armée a toujours organisé le paysage en vue de contrôler des territoires. L’expression « Qui tient les hauts, tient les bas », explique les fortifications perchées, les échines montagneuses fortifiées (muraille de Chine, camps romains – on parle de sites d’oppidum –, rocher fortifié de Massada, fortifications barrant les vallées alpines – Fort de L’Esseillon en Haute Maurienne). Le logement et l’entraînement des troupes impliquent la construction de casernements (Saumur) et de camps militaires, anciens (Colonne de la Grande Armée à Boulogne), et plus récents : La Courtine (1905), Canjuers (1960), Le Larzac (1970). »

Source : Pierre Donadieu et Michel Périgord, 2005,
Clés pour le paysage, Orphys, pp. 21-22.

Le géographe Vincent Veschambre propose une typologie du marquage de l’espace qui, en confrontant marquage de l’espace / appropriation de l’espace / violence symbolique, distingue :
  • le marquage-présence : marquage de l’espace caractérisé par « la présence des corps et des signes dont ils sont porteurs (habits, pancartes…) lors d’événements récurrents (manifestations, défilés, fêtes…) ou exceptionnels, qui « marquent » les esprits et associent un lieu à des groupes sociaux ou à des institutions qui s’y mettent en scène » [2]
  • le marquage-trace : marquage de l’espace caractérisé par « la fabrication, la réutilisation (voire la destruction) de repères signifiants (bornes, barrières, pancartes, graffitis, sculptures, monuments…) qui s’inscrivent plus ou moins dans la durée et laissent une trace » [3].

Cette dualité du marquage de l’espace comme dimension spatiale de la violence symbolique telle que l’identifie Vincent Veschambre présente un point commun : le paysage est ici utiliser pour faire conflit (il s’agit de faire avec l’espace).



L’ensemble Vauban : lieux clés et logiques circulatoires dans la production d’un patrimoine et d’un paysage militaires
Source : Xavier Bernier et Kevin Sutton, 2012, « Les fragmentations d’un territoire fortifié : Briançon à l’épreuve de sa labellisation », Mappemonde, n°108, en ligne : http://mappemonde.mgm.fr/num36/articles/art12402.html



2/ Comment le paysage produit-il des conflits ? On parle ici de « conflits paysagers ». Cette question se pose principalement dans le cadre de :
  • conflits dits « non armés » curatifs (après que le projet ne soit devenu effectif) ou d’implantation (avant la réalisation du projet),
  • conflits liés au tourisme, notamment des conflits d’usages (cf. diverses occupations d’un lac pour des activités liées à la même fonction – le tourisme –, mais pas à la même acception de ce qu’est la pratique touristique – tourisme vert, tourisme de masse, tourisme balnéaire, tourisme familial, etc.) ou au tourisme de mémoire.



3/ Comment la gestion des conflits participent de la dimension paysagère des conflits ?

Ces enjeux sont particulièrement visibles dans les villes dans l’immédiat après-guerre : doit-on effacer toute trace du conflit ou garder des traces du conflit dans le processus de reconstruction ? Autre exemple : Lionel Laslaz [4] note que, dans les parcs nationaux alpins français, des traces des conflits de délimitation (pour les périmètres du parc de la Vanoise notamment) sont toujours ancrées dans le paysage, et participent du rapport conflit/territoire. Ces enjeux paysagers sont donc directement en lien avec la dimension spatiale de la mémoire [5] des conflits.


=> La dimension paysagère des conflits questionne à la fois :
  • la mise en scène et la médiatisation des espaces de conflits par les acteurs du conflit et/ou de la gestion du conflit (et de fait l’utilisation, voire la manipulation, du paysage pour faire du conflit et/ou de la gestion de conflit),
  • les représentations de l’espace, et tout particulièrement le « système de filtres de représentation » tel que l’identifie le géographe Jean-Pierre Paulet [6],
  • la mémoire des conflits (à la fois dans la production d’un tourisme de mémoire et dans le processus de patrimonialisation des lieux de mémoire).



Le système de filtres de représentations (Jean-Pierre Paulet)
Source : Jean-Pierre Paulet, 2002, Les représentations mentales en géographie, Anthropos, collection Géographie, Paris, p. 8.




Un exemple pour discuter la question de la dimension paysagère : La frontière terrestre intercoréenne : un paysage de guerre ?

La dimension paysagère de la frontière intercoréenne permet de discuter la dimension spatiale de la violence symbolique (selon l'acception du géographe Vincent Veschambre). Le marquage de l’espace frontalier permet ainsi une mise en scène de son appropriation et de la discontinuité territoriale. Questionner la dimension paysagère permet alors de montrer la double nature (symbolique et matérielle) du marquage de l’espace, comme transformation par le politique de la frontière en paysage de conflit.


Organisation spatiale de la péninsule coréenne
Source : César Ducruet, Valérie Gelézeau et Stanislas Roussin, 2008, « Les connexions maritimes de la Corée du Nord. Recompositions territoriales dans la péninsule Coréenne et dynamiques régionales en Asie du Nord-Est », L’Espace géographique, vol. 37, n°3/2008, pp. 208-224, en ligne : http://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2008-3-page-208.htm


La division de la Corée
Source : Philippe Rekacewicz, 2006, « La Corée du Nord entre nucléaire et famine », Le Monde diplomatique, mars 2006, en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/coreedunord


Guerre de Corée (1950-1953)
Source : Justine Guichard, 2011, « La frontière inter-coréenne, par-delà la guerre froide », Ceriscope, n°1 « Frontières », en ligne : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part3/la-frontiere-inter-coreenne-par-dela-la-guerre-froide?page=show


a/ Le marquage de l’espace frontalier ; le paysage-outil du conflit
  • « La frontière matérialise dans l’espace une séparation entre deux groupes, deux ensembles dont les rapports de force ont produit un découpage de l’espace à un moment donné dans le cadre d’une évolution historique de leurs relations » (Fabien Guillot).
  • La matérialisation de l’espace frontalier constitue une discontinuité spatiale et territoriale : le paysage de frontière est alors un outil pour produire une territorialisation de l’espace politique de part et d’autre de la frontière.
  • « Au nord et au sud de la DMZ, des clôtures, des lignes de barbelés, des tranchées tracent un paysage géomilitaire asymétrique » [7].
  • « Niée par les deux Etats coréens de 1948 à 1953, elle se transforme en une véritable barrière frontalière, militarisée et fortifiées » [8]. Les dispositifs frontaliers s’inscrivent ici dans le paysage pour produire un paysage de guerre. Leur multiplicité (tant dans les formes que dans le nombre) est construite par le politique pour faire frontière :
    • emmurement : La frontière est marquée par un corridor continu composé de deux ou trois rangées de barbelés. Le paysage dessine donc une frontière-ligne visible par tous.
    • dispositifs sécuritaires : La zone de sécurité conjointe est marquée par des tranchées, casernements et des check point qui s’ajoutent aux barbelés. Le paysage dessine alors une frontière-zone.
    • marquage-trace [9] : La présence des patrouilles militaires participe de cette appropriation de la frontière et de la production d’un paysage de conflit.


=> La mise en scène de la frontière comme un paysage de conflit participe de la mise en discours de l’espace de conflit, à la fois par sa médiatisation (cette frontière est un géosymbole médiatique dans la représentation de la frontière conflictuelle et du mur-frontière) et la matérialisation de la symbolique des lieux [10].


b/ Le « mur » intercoréen dans l’imaginaire spatial : un paysage médiatique
  • Alors que les acteurs de deux « Corées » (Corée du Nord comme Corée du Sud) ne parlent eux-mêmes pas de « mur » pour nommer l’espace frontalier entre les deux Corées, cette représentation de la frontière est fortement ancrée dans l’imaginaire spatial à l’échelle mondiale. Par exemple, toutes les publications récentes sur les murs-frontières évoquent systématiquement la frontière intercoréenne comme un mur. La représentation de ce qui fait frontière ici évoque directement l’enclavement de la Corée du Nord.
  • Cet enclavement est à la fois politique, économique et paysager. Dans le paysage, cette situation de fermeture spatiale se traduit à la fois par une militarisation de l’espace et par une « publicisation » de cette fermeture. L’utilisation de la dimension paysagère comme violence politique est un construit politique et social qui se traduit par la fermeture comme « marketing territorial » du côté nord-coréen. En effet, la mise en scène du paysage de conflit participe de la construction d’une représentation de la Corée du Nord comme enclave politique dans le système mondial.
  • Pourtant, l’inétanchéité de ce mur a été récemment remise en cause par les acteurs politiques coréens (nord-coréens et sud-coréens) eux-mêmes : en 2010 puis en 2013, des familles séparées depuis la guerre de Corée (1950-1953) et la partition de la Corée en deux Etats (1953) ont eu l’occasion de se retrouver lors de rencontres qui ont fait franchir aux familles sud-coréennes la frontière « infranchissable » (en 2010, ces rencontres entre proches ont été organisées par la Croix-Rouge ; à l’été 2013, le gouvernement de la Corée du Nord a accepté la proposition du gouvernement de la Corée du Sud de voir quelques centaines de Sud-Coréens rencontrer leurs proches en Corée du Nord).
  • Dès lors, le paysage de frontière est mis au service du conflit et de sa gestion, tels qu'ils sont mobilisés par les acteurs intercoréens.



c/ La mise en tourisme d’un paysage de frontière : le conflit comme production d’un espace touristique
  • Cette forte médiatisation de la frontière intercoréenne comme paysage de conflit se traduit par la production d’un « tourisme de conflits » du côté sud-coréen. En effet, « ce dispositif hautement sécurisé, en raison des tensions très vives perdurant entre les deux voisins (les deux Etats sont toujours en guerre puisqu’aucun traité de paix n’a suivi l’armistice), est devenu une attraction de première importance » (Jean-Christophe Gay, cf. documents page suivante). La proximité de la capitale sud-coréenne (à 60 km au Sud de la frontière intercoréenne) et la très forte publicité des agences touristiques qui proposent un « DMZ Tour » ont favorisé la « touristification » de cette frontière.
  • Il s’agit bien d’un tourisme de conflits, dans lequel l’enclavement paysager et l’emmurement de la frontière font office de « spectacle paysager ». Les touristes viennent pour voir la frontière-fermeture : « la visite organisée commence incontestablement par l’impressionnante entrée dans la zone d’accès limité qui borde la partie sud-coréenne de la DMZ : un contrôle strict des passeports par des militaires en tenue de combat qui possèdent la liste de tous les visiteurs, une multitude d’engins de guerre, des grillages, des chicanes ou l’interdiction de prendre des photos du checkpoint font prendre tout de suite conscience que l’on pénètre dans un lieu sous haute tension. Les clôtures électrifiées, les miradors, les puissants projecteurs, les casernes, les multiples militaires que l’on croise et qui entretiennent les abords des sites touristiques ne font que renforcer ce sentiment » (Jean-Christophe Gay). La dimension paysagère du conflit produit donc du tourisme.
  • Ce « tourisme de conflits » est à la fois le produit du conflit (dans son inscription paysagère) et un construit : les visiteurs ne sont pas emmenés, par les tours organisés, n’importe où sur la frontière intercoréenne. Au-delà de la seule question de la sécurité, il s’agit bien de les emmener dans un lieu qui fait frontière de conflits, c’est-à-dire qui représente les attentes des touristes. Les visiteurs sont donc amenés dans un haut-lieu de la frontière : une zone d’accès limité fortement sécurisée, où tous les dispositifs sécuritaires qui représentent la frontière dans sa dimension la plus conflictuelle sont présents.


=> Le paysage de conflits produit, du côté sud-coréen, une mise en tourisme de la frontière, qui devient, par sa militarisation et sa très forte médiatisation, un espace-vitrine d’un exotisme reposant sur le voir la guerre.


Photo Line sur la Demilitarized Zone (Corée du Sud)
Source : Jean-Christophe Gay, 2009, « Photo Line sur la Demilitarized Zone (Corée du Sud », site de l’ADRETs, rubrique « La photographie du mois », novembre 2009, en ligne : http://www.adrets.net/PhotoMois9.htm


Photo Line sur la Demilitarized Zone (Corée du Sud)

De 1950 à 1953, la Guerre froide entre l’Est et l’Ouest prit un tour tragique dans la péninsule coréenne, qui devint un champ de batailles entre les troupes nord-coréennes et chinoises, soutenues par les Soviétiques, et les troupes sud-coréennes, étatsuniennes et onusiennes. Après trois ans de combat et plusieurs millions de victimes, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier de la seconde moitié du XXe siècle, le 38e parallèle redevint, grosso modo, la ligne de séparation entre les deux Corée, à la suite de l’armistice signé par les belligérants le 27 juillet 1953 à Panmunjom. Une zone démilitarisée de quatre kilomètres de large, appelée DMZ, fut alors tracée entre les deux Etats, de part et d’autre de la Military Demarcation Line (MDL).

Ce dispositif hautement sécurisé, en raison des tensions très vives perdurant entre les deux voisins (les deux Etats sont toujours en guerre puisqu’aucun traité de paix n’a suivi l’armistice), est devenu une attraction de première importance. Il faut dire que Séoul n’est qu’à une soixantaine de kilomètres au sud et qu’il est difficile d’échapper aux publicités pour le « DMZ Tour » ou pour le plus exclusif « Panmunjon Tour ». La touristification repose sur l’aménagement de plusieurs sites proches et parfois angoissants. La visite organisée commence incontestablement par l’impressionnante entrée dans la zone d’accès limité qui borde la partie sud-coréenne de la DMZ : un contrôle strict des passeports par des militaires en tenue de combat qui possèdent la liste de tous les visiteurs, une multitude d’engins de guerre, des grillages, des chicanes ou l’interdiction de prendre des photos du checkpoint font prendre tout de suite conscience que l’on pénètre dans un lieu sous haute tension. Les champs de mines, les clôtures électrifiées, les miradors, les puissants projecteurs, les casernes, les multiples militaires que l’on croise et qui entretiennent les abords des sites touristiques ne font que renforcer ce sentiment. En une demi-journée, le tour de base, facturé 46 000 wons (28 € environ), vous amène au pont de la Liberté, au « Troisième tunnel », au point d’observation de Dora ou à la gare de Dorasan. Chacun de ces lieux, jouxtant la DMZ, est parfaitement aménagé pour accueillir plusieurs centaines de milliers de visiteurs par an, avec vastes aires de stationnement pour les autocars, toilettes impeccables et nombreuses, boutiques de souvenirs, où l’on peut acheter du « Wire Fence from DMZ », et salles d’exposition de qualité.

Après l’exploration, muni d’un casque, d’une galerie souterraine (le « Troisième tunnel »), creusée par les Nord-Coréens pour envahir leur voisin, et avant la visite d’une gare frontière ultramoderne et fantomatique, car inaugurée en 2002 mais n’ayant jamais servi, le point d’observation de Dora permet de contempler cette DMZ et de voir, au loin, quelques localités nord-coréennes. Avec les nombreuses lunettes longue portée équipant le site, on peut mieux apprécier ce panorama inquiétant, mais il n’est pas question, pour de peu crédibles raisons de sécurité, de prendre des clichés au-delà de la « Photo Line », tracée en jaune au sol. De nombreux militaires veillent au strict respect de cette interdiction. Les photographes doivent donc se contenter d’un cliché en retrait du balcon d’observation. La stratégie la plus fréquemment adoptée est alors de lever les bras et de placer son appareil le plus haut possible. Si quelques géants trainent dans le secteur, ils sont vite sollicités, alors que les plus audacieux grimpent sur les épaules d’un partenaire. Peut-être qu’une équipe de basketteurs ou de gymnastes réussiraient à faire quelques clichés moins ratés que le commun des mortels, car, à l’évidence, le premier rideau de lunettes et de curieux réduit singulièrement l’intérêt des photographies, ce qui est l’objectif recherché par les militaires, ordonnateurs du site, qui n’en sont plus à une limite près.

Source : Jean-Christophe Gay, 2009, « Photo Line sur la Demilitarized Zone (Corée du Sud », site de l’ADRETs, rubrique « La photographie du mois », novembre 2009, en ligne : http://www.adrets.net/PhotoMois9.htm


Références bibliographiques :







[1] A ce propos, voir notamment le très bel article : Xavier Bernier et Kevin Sutton, 2012, « Les fragmentations d’un territoire fortifié : Briançon à l’épreuve de sa labellisation », Mappemonde, n°108, en ligne : http://mappemonde.mgm.fr/num36/articles/art12402.html

[2] Vincent Veschambre, 2004, « Appropriation et marquage de l’espace : quelques éléments de réflexion », ESO Travaux et Documents, n°21, pp. 73-77, citation p. 73, en ligne : http://eso.cnrs.fr/fr/publications/eso-travaux-et-documents/n-21-mars-2004.html

[3] Vincent Veschambre, 2004, « Appropriation et marquage de l’espace : quelques éléments de réflexion », ESO Travaux et Documents, n°21, pp. 73-77, citation p. 73, en ligne : http://eso.cnrs.fr/fr/publications/eso-travaux-et-documents/n-21-mars-2004.html

[4] Lionel Laslaz, 2007, « Autour de la nouvelle loi sur les Parcs nationaux français : enjeux et conflits », Géoconfluences, dossier « La France : des territoires en mutation », 6 février 2007, en ligne : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/territ/FranceMut/FranceMutScient6.htm

[5] A propos de la géographie de la mémoire (et en particulier la question des mémoires douloureuses), voir notamment : Dominique Chevalier, 2012, « Quelques pistes et réflexions sur une géographie des mémoires et son enseignement », aggiornamento hist-geo (carnet de recherches), 18 novembre 2012, en ligne : http://aggiornamento.hypotheses.org/1151

[6] A ce propos, voir : Jean-Pierre Paulet, 2002, Les représentations mentales en géographie, Anthropos, collection Géographie, Paris, 152 p.

[7] Laurent Quisefit, 2013, « Le 38e parallèle nord et la dyade coréenne : origines et mutations d’une barrière frontalière », L’espace politique, n°20, en ligne : http://espacepolitique.revues.org/2698

[8] Laurent Quisefit, 2013, « Le 38e parallèle nord et la dyade coréenne : origines et mutations d’une barrière frontalière », L’espace politique, n°20, en ligne : http://espacepolitique.revues.org/2698

[9] Selon la typologie du marquage de l’espace proposée par le géographe Vincent Veschambre : Vincent Veschambre, 2004, « Appropriation et marquage de l’espace : quelques éléments de réflexion », ESO Travaux et Documents, n°21, pp. 73-77, en ligne : http://eso.cnrs.fr/fr/publications/eso-travaux-et-documents/n-21-mars-2004.html

[10] A ce propos, voir l’article fondateur : Jérôme Monnet, 1998, « La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité », Cybergeo, rubrique « Politique, Culture, Représentations », article 56, 7 avril 1998, en ligne : http://cybergeo.revues.org/5316


samedi 12 mars 2016

Quand la bande dessinée s'empare de la ville (Revue Place Publique n°56)

Le n°56 de la revue Place Publique Nantes/Saint-Nazaire (mars/avril 2016) s’intéresse à la représentation de la ville dans la bande dessinée et à la place de la bande dessinée dans la ville (tout particulièrement autour des projets à Nantes et Saint-Nazaire). Si les liens entre développement territorial, ville et bande dessinée font immédiatement penser à Angoulême, son Festival international de la bande dessinée et à sa Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, d’autres villes françaises investissent la bande dessinée à la fois :
  • comme patrimoine (la ville représentée dans la bande dessinée, comme la valorisation de la représentation de Saint-Nazaire par Hergé dans Tintin),
  • comme outil de projets territoriaux, notamment dans le cadre de la reconversion de friches urbaines, tels que la Maison Fumetti, installée dans les murs de l’ancienne manufacture des tabacs à Nantes aux côtés de la bibliothèque municipale,
  • comme outil de marketing territorial avec, par exemple, l’exposition Dans les pas de Tintin, installée dans le port de Saint-Nazaire (et autres lieux nazairiens traversés par Tintin), offrant au passant la confrontation entre le port comme paysage et le port comme espace dessiné.
Tintin_port_Saint_Nazaire
C’est l’ensemble de ces thématiques qu’explorent le n°56 de Place Publique Nantes/Saint-Nazaire, paru début mars 2016.


Sommaire du numéro :
Quand la bande dessinée s’empare de la ville

« Nantes a le plaisir de vous annoncer la naissance d’une scène BD » (Franck Renaud) : Il est encore possible d’exister entre deux villes poids lourds de la bande dessinée, Angoulême et son Festival international de la BD et Saint-Malo, avec Quai des bulles, sans s’aventurer sur le même terrain. Nantes veut en donner la preuve et a fait le choix de créer une maison de la bande dessinée, intégrée à la bibliothèque de l’ex-Manufacture des tabacs. La Maison Fumetti se veut un lieu pour les auteurs, alors qu’une scène nantaise émerge nationalement, et destiné à donner le goût du 9e art au public.
« Avec la Maison Fumetti, auteurs de BD et bibliothèque sous le même toit » (Aymeric Seasseau) : Lieu dédié à la bande dessinée, la Maison Fumetti lâchera à l’été ses bouffées de BD depuis les murs de l’ancienne manufacture des tabacs, dans un bâtiment mutualisé avec la bibliothèque municipale. Pourquoi et comment Nantes mise-t-elle sur la bande dessinée ? Visite du projet avec Aymeric Seassau, l’adjoint en charge du livre.
« Nantes, de la « ville qui bouge » à l’aimant à dessinateurs à BD » (Dominique Sagot-Duvauroux) : Si les retombées financières de la culture ne sont pas négligeables pour une métropole, tout ce qui gravite autour des activités créatives aide également à remodeler une ville et à dessiner une « ambiance » urbaine. Économiste de la culture, Dominique Sagot-Duvauroux détaille les étapes qui ont permis à Nantes de s’installer parmi les villes « créatives ». Il précise également à quelles conditions la scène nantaise de la bande dessinée pourra exister entre Angoulême et Saint-Malo, les villes qui organisent les deux principaux festivals de BD.
« La frontière entre villes imaginaires et villes réelles est assez mince » (Bénédicte Tratnjek) : Comment la ville, les villes, sont-elles représentées dans la bande dessinée ? La géographe Bénédicte Tratnjek, qui mène une recherche sur les villes en guerre dans la BD, explore ces représentations depuis la ville nord-américaine de Little Nemo au début du 20e siècle. Si les mégalopoles investissent massivement les cases, avec Titeuf et Cédric, les banlieues et le périurbain ne sont pas oubliés.



« Abécédaire : Du général Alcatraz à Michel Vaillant » : À Nantes comme à Saint-Nazaire, le monde la BD déborde des cases des albums. Cet abécédaire en témoigne, voulant montrer la diversité de cette scène qui n’hésite pas, par exemple, à se frotter au catch dessiné. Il ne prétend surtout pas à l’exhaustivité et ne reprend pas les auteurs ou œuvres cités par ailleurs dans notre dossier.
« La BD ? Il faut travailler ! Nantes, de case en case » (Erwann Pivaut) : Une vingtaine d’étudiants sortent diplômés chaque année de la filière « bande dessinée » de l’École Pivaut à Nantes. Une formation reconnue pour cette école privée fondée voilà plus de trente ans par un chaudronnier-soudeur passionné de dessin.
« La longue aventure du retour de Tintin à Saint-Nazaire » (Jean-Claude Chemin) : C’est certainement la plus longue et la plus récente des aventures de Tintin, engagée en 1986 : celle de son retour à Saint-Nazaire. Comment six vignettes se sont échappées de l’album Les 7 Boules de Cristal pour s’installer dans une ville qui avait le moral en berne. À l’origine de l’histoire, des lecteurs attentifs d’Hergé qui ont carillonné à Moulinsart.
« Nantes, capitale mondiale de la BD du monde ! » (Vincent Sorel) : De la préhistoire à aujourd’hui, voici un clin d’œil en cinq planches, à la fois moqueur et amical, sur Nantes, capitale mondiale – et peut-être même intersidérale – de la bande dessinée. Lorsque le comité de rédaction de Place publique a décidé de consacrer le dossier de ce numéro à un état des lieux du neuvième art à Nantes et à Saint-Nazaire, au pourquoi et au comment de la création de la Maison Fumetti, nous avons aussi souhaité publier une BD originale.
« La bande dessinée permet à Angoulême de tirer son épingle du jeu » (Jean-Pierre Mercier) : C’est toute une « culture jeune » qui impose la BD dans les années soixante et soixante-dix en France, déjà – comme aujourd’hui – premier marché européen. Profitant de cette passion française pour le dessin et les bulles, le Festival international d’Angoulême, créé en 1974, lui servira de « caisse de résonance ». Considéré comme un des meilleurs connaisseurs de la bande dessinée, Jean-Pierre Mercier, feuillette pour Place publique cette histoire.
« Jules Grandjouan, les images et les mots de la révolte » (Didier Guyvarc’h) : Avec Honte à celui qui ne se révolte pas contre l’injustice sociale, le dessinateur nantais Jules Grandjouan signe en 1910 une toile qui peut se lire comme une bande dessinée, écho graphique aux luttes sociales de l’époque. Quand le graphiste met son art au service au service de la révolution.

jeudi 10 mars 2016

La ville et la guerre dans la bande dessinée

Ce texte est un extrait du compte-rendu du Café géographique de Paris du 28 janvier 2014, sur le sujet  « Représenter l’espace urbain dans la bande dessinée  » (avec Aymeric Landot) suite à la journée d’études du Laboratoire junior Sciences Dessinées du 18 septembre 2013 : Ville et bande dessinée, avec Benoît Peeters comme invité du grand entretien. L’intégralité du compte-rendu a été publiée sur le site des Cafés géographiques que nous remercions de cette invitation. Ce texte a été préalablement publié sur le carnet de recherche du Laboratoire junior Sciences dessinées (ENS de Lyon).
Voir également le billet « La ville dans le manga, entre urbaphilie et urbaphobie ».  Voir tous les billets de la série “Café géo Ville et BD”.

La ville et la guerre dans la bande dessinée
Qu’il s’agisse des comics ou des mangas, de nombreuses bandes dessinées explorent la ville comme un territoire de violences, mais aussi comme l’espace où émergent des héros urbains. Les superhéros des comics, ou Ryo Saeba qui, dans Angel Heart (la suite alternative de City Hunter) déclare : « On n’est pas dans la jungle ici ! La ville a sa propre façon de combaaaattre ! » (Tsukasa Hōjō, Angel Heart, tome 2 saison 1, Générations Comics, p. 214). Bénédicte Tratnjek propose donc de poursuivre sur des représentations plus ancrées sur les espaces du « réel » autour de la figure de la ville en guerre. C’est à la fois en tant que lectrice de bandes dessinées et par ses recherches en doctorat qu’elle a abordé la BD par l’approche spatiale : cette réflexion sur la représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée provient donc d’un questionnement méthodologique sur le poids de ses propres imaginaires dans la manière dont elle pense son objet d’études, la ville en guerre.
La ville et le combat « urbain » dans City Hunter / Angel Heart Source : Tsukasa Hōjō, Angel Heart, tome 2, saison 1, p. 114.
La ville et le combat « urbain » dans City Hunter / Angel Heart
Source : Tsukasa Hōjō, Angel Heart, tome 2, saison 1, p. 114.
Nombreuses sont les bandes dessinées qui prennent la ville en guerre ou la ville de l’immédiat après-guerre comme espace-cadre de la fiction ou de la non-fiction. Certains hauts-lieux médiatiques de la guerre, de la destruction et de la reconstruction sont très présents dans la BD. C’est le cas du pont de Mostar, que l’on retrouve autant dans les carnets de voyage dessiné de Jacques Ferrandez, Le tramway de Sarajevo (Casterman, 2005) ou dans la BD autobiographique du croate Frano Petruša, Meilleurs vœux de Mostar (Casterman, 2012). Comme le rappelait Fabien Nury lors d’une table-ronde aux Rendez-vous de l’histoire de Blois de 2013, intitulée « Pourquoi la BD est-elle « partie en guerre » ? », « à moins d’être fou-furieux, aucun d’entre nous [les auteurs de bande dessinée], la guerre, n’a envie de la vivre. Ou de la voir. Je parle de la vraie. C’est l’horreur, et on détourne le regard. Qui d’entre nous a envie d’aller se promener en Syrie ? Pour autant, la guerre nous passionne et nous fascine tellement qu’elle est un genre littéraire, cinématographique et de BD à part entière, à œuvres qui se comptent par milliers ». Qu’il s’agisse de la Première Guerre mondiale [1] – depuis l’incontournable travail de Jacques Tardi (avec C’était la guerre des tranchées, 1914-1918Le Der des DersPutain de guerre !Adieu Brindavoine, etc.), jusqu’à des bandes dessinées plus récentes : Notre mère la Guerre (Maël et Kris), les deux premiers tomes de Mattéo (Jean-Pierre Gibrat), L’Ambulance 13 (Patrick Cothias, Patrice Ordas et Alain Mounier), Cicatrices de guerre(s) (collectif), Vies tranchées. Les soldats fous de la Grande Guerre (collectif), Svoboda ! (Jean-Denis Pendanx et Kris), Le Décalogue(Frank Giroud)… – ou de guerres très récentes – depuis la guerre de Bosnie-Herzégovine aux guerres d’Afghanistan (dont le célèbre kaboul Disco où Nicolas Wild nous raconte les territoires du quotidien dans un Kaboul très éloigné des espaces du sensationnel médiatique) et d’Irak –, les espaces de guerre sont particulièrement présents dans la bande dessinée. Dans la représentation des espaces de la guerre, les dimensions spatiale et paysagère sont particulièrement importantes, tant pour la lecture que pour créer une « ambiance ». Ainsi, la Grande Guerre dans Corto Maltese (Hugo Pratt) est proposée avec une forte distanciation, Corto s’aventurant par-delà les espaces de combat et vivant l’espace par la liberté. C’est davantage une approche romantique de la guerre, et surtout une approche romantique des espaces de la liberté qui nous sont ici donnés à voir. Beaucoup de bandes dessinées récentes ont approché la guerre, avec (ou peut-être malgré) l’héritage de Jacques Tardi, c’est-à-dire par une très forte représentation de l’espace de la bataille, et des « paysages du sang » qu’elle produit. « Dans leur(s) représentation(s) de la Grande Guerre en bandes dessinées, les dessinateurs utilisent des éléments signifiants permettant aux lecteurs d’authentifier le contexte historique dans lequel se déroule les aventures qui lui sont proposées » [2]. A propos de Notre mère la Guerre, Kris précise ainsi avoir été particulièrement marqué par les traces de la Grande Guerre dans les paysages de Verdun [3]. La dimension paysagère est particulièrement présente dans la BD pour représenter ce que fait la guerre, ce qu’elle fait faire aux hommes, ce que sont les cicatrices qui s’ancrent par-delà le temps des combats.
Tout comme les paysages de la Première Guerre mondiale, les paysages yougoslaves et post-yougoslaves sont particulièrement représentés dans la bande dessinée. Dans ces cas précis, la ville est beaucoup plus présente. D’une part, parce qu’elle a été l’espace-cible de nombreux combats ; d’autre part, parce qu’elle a été, en tant que ville en guerre, fortement médiatisée. Les toponymes de Sarajevo et Mostar (Bosnie-Herzégovine), Vukovar et Dubrovnik (Croatie) ou encore Priština et Mitrovica (Kosovo) sont désormais associés, dans l’imaginaire spatial collectif, à une géographie de la violence. La richesse du corpus multiplie les approches, les types de bandes dessinées, mais surtout le différents rapports à l’espace de la ville en guerre : depuis des auteurs ex-yougoslaves comme Frano Petruša (Guerre et matchMeilleurs vœux de Mostar), Tomaž Lavrič (Fables de Bosnie), Tito (Le Choix d’Ivana) ou encore Gani Jakupi (La dernière image. Une traversée de l’après-guerre), jusqu’aux BD de reportage (dont les célèbres BD du journaliste étatsunien Joe Sacco avec The Fixer, une histoire de SarajevoGoražde, la guerre en Bosnie orientale 1993-1995Noël avec Karadžić et Šoba – les deux ont été réunis dans l’album Derniers jours de guerre. Bosnie 1995-1996) ou aux récits fictionnels d’auteurs « extérieurs » (Sarajevo-Tango de Hermann, Brouillard au pont de Bihacde Gabriel Germain et Jean-Hugues Opppel, Clichés de Bosnie d’Aurélien Ducoudray et François Ravard, etc.), les espaces yougoslaves (Goražde, la guerre en Bosnie orientale 1993-1995Meilleurs vœux de MostarOuya Pavlé. Les années yougo…) et les territoires post-yougoslaves (Clichés de BosnieLa dernière image. Une traversée de l’après-guerreLe Choix d’Ivana, etc.) sont particulièrement présents dans la bande dessinée [4], y compris dans le manga, avec par exemple Fleur de pierre (Hisashi Sakaguchi) qui prend scène dans les territoires pré-titistes pendant la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup de ces bandes dessinées ont trouvé un écho dans l’enseignement de l’histoire [5], mais peu encore dans celui de la géographie. Pourtant, elles dessinent une géographie des conflits qui donnent à voir les paysages de guerre et ceux de la reconstruction, les mobilités et pratiques spatiales d’habitants « ordinaires » confrontés à l’« extraordinaire », le vivre-la-guerre par les espaces domestiques et la rue… Autant de thématiques qui intéressent directement les géographes, et qui dans la bande dessinée prennent la forme d’une géographie subjective et d’une géographie de l’émotion.
Contrairement aux récits fictionnels des comics où les menaces urbaines apparaissent être les méfaits de personnages qui sont les produits de la ville et s’opposent à la ville par ses marges (ces personnages sont des marges sociales qui agissent, voire pour certains vivent, dans des marges spatiales), les récits dessinés autobiographiques ou les BD de reportage nous donnent à voir l’ancrage de la guerre dans les territoires du quotidien, par-delà l’action des personnages, par-delà le jeu des acteurs. On retrouve dans la bande dessinée de non-fiction sur la ville en guerre cette « efficacité géographique de la guerre sur la ville » dont parle la géographe Elisabeth Dorier-Apprill [6]. La représentation d’espaces « réalistes » passe, en tout premier lieu, par une mise en scène de hauts-lieux et d’espaces géosymboliques : ces bandes dessinées montrent des paysages urbains fortement situés dans le temps et dans l’espace. The Fixer, une histoire de Sarajevo de Joe Sacco commence, ainsi, par une première planche qui montre les joueurs d’échec de Sarajevo, tenant une partie d’échecs avec des pions géants sur une place de la partie autrichienne de la ville-centre, puis la balade dans Sarajevo du journaliste entraîne le lecteur à la rencontre de hauts-lieux qui sont autant les symboles de l’identité sarajévienne que les marqueurs spatiaux de la guerre et de la destruction : l’hôtel Holiday Inn comme haut-lieu de la présence des médias dans Sarajevo en guerre, « Momo et Uzeir », le surnom des deux très hautes tours jumelles bleues situées à côté de l’Holiday Inn Hôtel, hauts-lieux de la destruction d’un habiter fondé sur le vivre-ensemble et sur la ville comme espace de partages et de rencontres [7]. Les parcours dans la géographie des conflits de Joe Sacco, depuis les territoires post-yougoslaves (Sarajevo, Goražde…) jusqu’aux territoires palestiniens (dans Palestine : une nation occupéePalestine : dans la bande de GazaGaza 1956, en marge de l’histoire et partiellement dans Reportages), donnent à voir aux lecteurs un regard particulier sur les espaces de la guerre : celui d’un journaliste, et tout particulièrement d’un journaliste qui narre l’histoire de personnages qu’il a fréquenté dans ces espaces, et tout particulièrement dans les villes. Que ce soit Neven (dans The Fixer, une histoire de Sarajevo) ou Šoba (dans la bande dessinée éponyme), le récit dessiné nous donne à voir la ville de Sarajevo telle que se l’approprie et la vive ces personnages, récit ponctué par les impressions de Joe Sacco lui-même. Cette géographie intime et subjective met en scène la ville en guerre comme un espace de vie, ou plus précisément un espace de survie. Les personnages ne sont pas « lisses », ce ne sont pas des « héros ». La ville en guerre est alors représentée comme un dispositif spatial contradictoire, où s’entremêlent haines et solidarités, héroïsme et bassesses humaines, et où le règne de la débrouille devient le quotidien.
Les joueurs d’échecs de Sarajevo Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer, Drawn and Quarterly, Londres, planche 1.
Les joueurs d’échecs de Sarajevo
Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer,
Drawn and Quarterly, Londres, planche 1.
A la question de la représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée, s’ajoute la question de la réception par le lecteur. En fonction de son vécu et de son expérience personnels (ce que le géographe Jean-Pierre Paulet nomme les « filtres de représentations »), le lecteur de ces bandes dessinées ne prêtent pas la même attention et n’entrevoit pas la même symbolique. Par exemple, dans les deux planches qui représentent « Momo et Uzeir » dans The fixer, une histoire de Sarajevo, Joe Sacco ne nomme jamais les tours jumelles. Un lecteur ne connaissant pas intimement la ville de Sarajevo y perçoit la destruction de deux très hautes tours, la hauteur étant marquée dans la bande dessinée par une double apparition où la case fait toute la planche. Par cette utilisation de l’espace de la case et de la planche, Joe Sacco signifie au lecteur que ces lieux sont des hauts-lieux. Cet aspect est renforcé par le dessin de Joe Sacco, qui oppose fortement des visages caricaturés par leurs traits et des paysages particulièrement « réalistes » et détaillés. Mais le lecteur qui ne connaît pas Sarajevo ne voit apparaître la « hauteur » de ces lieux que par cette utilisation de la case et du dessin. Le lecteur connaissant intimement Sarajevo voit, dans ces planches, apparaître les deux tours « Momo et Uzeir » et associe leur symbolique à sa lecture. Les deux tours étaient, en effet, l’un des symboles du multiculturalisme sarajévien avant la guerre. Leurs surnoms sont des prénoms des différentes nationalités qui peuplaient Sarajevo (Uzeir étant un prénom bosniaque et Momo un prénom serbe). D’une hauteur similaire, les deux tours symbolisaient ainsi le komsiluk, le « bon voisinage » qui caractérisait l’habiter sarajévien. Ne sachant quelle tour était Momo et quelle tour était Uzeir, les partisans de la destruction du vivre-ensemble ont détruit les deux tours. La représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée est également une affaire de réception.
L’arrivée de Joe Sacco au célèbre Holiday Inn Hotel à côté des tours « Momo et Uzeir », hauts-lieux des paysages de destruction et des espaces médiatiques à Sarajevo Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer, Drawn and Quarterly, Londres, planches 12-13.
L’arrivée de Joe Sacco au célèbre Holiday Inn Hotel à côté des tours « Momo et Uzeir », hauts-lieux des paysages de destruction et des espaces médiatiques à Sarajevo
Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer, Drawn and Quarterly, Londres, planches 12-13.
Chez Joe Sacco et d’autres auteurs tels que le duo Aurélien Ducoudray/Français Ravard (Clichés de Bosnie) ou encore le journaliste espagnol originaire du Kosovo Gani Jakupi (La dernière image. Une traversée du Kosovo de l’après-guerre), la ville en guerre est représentée par le prisme d’un reportage. La représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée témoigne alors à la fois d’un reportage et de la part d’engagement des auteurs de bande dessinée. C’est particulièrement vrai dans des bandes dessinées telles que Beyrouth juillet-août 2006 de Mazen Kerbaj qui complique les dessins que l’auteur a fait jour après jour pendant la guerre du Liban de l’été 2006 menée par Tsahal, l’armée israélienne. L’engagement est aussi très présent dans Sarajevo : Histoires transversales (Agic, Alic, Begic et Rokvic), bande dessinée qui témoigne de la représentation des espaces de la survie pendant la guerre, des espaces de la vie dans l’immédiat après-guerre (y compris dans les territoires de l’exil), mais aussi du dépassement de la guerre par la bande dessinée. Ainsi, comme le dit Will Eisner dans sa préface, les auteurs ont tous « survécu à des temps de terreur », et participant au renouveau de la BD en Bosnie-Herzégovine, ils font de la bande dessinée cet espace de création et de liberté qui permet le dépassement de la guerre. Sarajevo, dans le titre de la bande dessinée, attire peut-être le lecteur parce qu’il évoque une ville en guerre, mais les auteurs l’entraînent dans un « ailleurs » que cet attendu.
La ville en guerre peut être, notamment chez les auteurs ex-yougoslaves, davantage montrée par les espaces de l’intime. La guerre en tant que telle laisse souvent place à l’immédiat avant-guerre dessinant une géographie de la nostalgie (Meilleurs vœux de Mostar de Frano Petruša) ou à l’immédiat après-guerre confrontant les personnages aux conséquences de la guerre entre l’effacement des traces et l’ancrage des conséquences « invisibles » (Le Choix d’Ivana de Tito). Dans le premier cas, c’est la ville de l’immédiat avant-guerre qui est donnée à voir : Frano Petruša narre son adolescence dans la ville de Mostar, et ses amitiés et inimitiés qui dépassent les appartenances communautaires. Les espaces publics sont représentés comme des espaces de multiculturalisme, l’appartenance communautaire appartenant aux espaces privés [8]. La géographie subjective de Frano donne à voir au lecteur la ville telle que la vivent et se l’approprient des adolescents « ordinaires » [9]. A travers les deux regards de Frano Petruša (celui de l’adulte qui retrouve la ville de son enfance 20 ans après son départ, et celui de l’adolescent qu’il était), la ville de Mostar est représentée non par la fausse grille de lecture des « guerres de religion », mais comme un espace où l’habiter repose sur la diversité et la mixité, un habiter qui va tant heurter les nationalistes de tous bords dont les idéologies territoriales reposeront sur un habiter excluant et monoethnique. Dans Le Choix d’Ivana, le lecteur est plongé dans Sarajevo, le jour de l’arrestation de Radovan Karadžić. La bande dessinée s’ouvre avec la représentation de la rue sarajévienne en fête suite à la nouvelle de cette arrestation, opposée à l’ordinarité d’un appartement dont le repos va être durablement perturbé par le réveil des blessures de la guerre. Cette dernière revient s’inscrire dans les territoires du quotidien pour cette jeune femme confrontée aux conséquences « invisibles » de la guerre et à la géographie de la peur. Dans les paysages sarajéviens « ordinaires », loin des hauts-lieux des médias, Ivana fait face à une géographie de la mémoire douloureuse. C’est donc par toutes ses temporalités que la ville en guerre nous est donnée à voir dans les bandes dessinées : qu’il s’agisse de la ville de l’immédiat avant-guerre, de la ville pendant la guerre ou de la ville de l’immédiat après-guerre, ces géographies subjectives ne prétendent pas nous donner la « réalité », mais traduisent des manières précises de voir, de vivre et de pratiquer l’espace, en fonction des personnages, de leur rôle dans la ville, de leur âge…
Sarajevo le 21 juillet 2008 au moment de l’arrestation de Radovan Karadžić Source : Tito, 2012, Le Choix d’Ivana, planche 1, © Casterman.
Sarajevo le 21 juillet 2008 au moment de l’arrestation de Radovan Karadžić
Source : Tito, 2012, Le Choix d’Ivana, planche 1, © Casterman.


[1] Voir notamment :
  • Vincent Marie (dir.), 2009, La Grande guerre dans la bande dessinée : de 1914 à aujourd’hui, Historial de la Grande Guerre, Péronne.
  • Bruno Denéchère et Luc Révillon, , 14-18 dans la bande dessinée. Images de la Grande Guerre, de Forton à Tardi, Cheminements, collection La bulle au carré, 167 p.
  • Vincent Marie, 2013, « La Grande Guerre au miroir de la bande dessinée », site Mission Centenaire 14-18, 10 juillet 2013.
  • Marine Branland, 2010, « La guerre lancinante dans l’œuvre de Jacques Tardi », Sociétés & Représentations, n°29, n°1/2010, pp. 65-78.
  • Dossier pédagogique : « La bande dessinée et la Grande Guerre », Les Cahiers de l’Historial, n°1, 2010.
[2] Vincent Marie, 2013, « La Grande Guerre au miroir de la bande dessinée », site Mission Centenaire 14-18, 10 juillet 2013.
[3] Table-ronde « Pourquoi la BD est-elle « partie en guerre » ? », Rendez-vous de l’histoire, Blois, 2013.
[4] A ce propos, voir : Etienne Augris, 2013, « L’espace yougoslave en BD », blog Samarra, 5 janvier 2013.
[5] A titre d’exemple, Joël Mak (dit Mack) propose une séquence pédagogique autour des BD Šoba (Joe Sacco), Fables de Bosnie (Tomaž Lavrič – TBC) et Fax de Sarajevo (Joe Kubert) pour le lycée professionnel dans : Joël Mak dit Mack, 2006, Histoire et bande dessinée, CRDP de l’académie de Grenoble, Grenoble, 197 p.
[6] Elisabeth Dorier-Apprill, 2007, « Guerre et fragmentation urbaine », dans Elisabeth Dorier-Apprill et Philippe Gervais-Lambony (dir.), 2007, Vies citadines, Belin, collection Mappemonde, p. 19.
[7] A ce propos, voir notamment :
Voir également :
  • Xavier Bougarel, 1996, Bosnie. Anatomie d’un conflit, La Découverte, Paris, 175 p.
  • Aurélie Carbillet, 2008, Sarajevo aujourd’hui. Voyage documenté en Bosnie-Herzégovine, Editions du Cygne, Paris, 180 p.
  • Michel Sivignon, 2009, Les Balkans. Une géopolitique de la violence, Belin, collection Mappemonde, Paris, 208 p.
[8] A ce propos, voir : Bénédicte Tratnjek, 2014, « Série Meilleurs vœux de Mostar (3) : Les espaces publics à Mostar : le multiculturalisme, entre tolérance et rejet », carnet de recherche Sciences Dessinées, 2 avril 2014.
[9] A ce propos, voir : Bénédicte Tratnjek, 2014, « Série Meilleurs vœux de Mostar (4) : La ville des adolescents : loin de la guerre, Mostar au prisme d’une géographie des âges », carnet de recherche Sciences Dessinées, 4 avril 2014.