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mercredi 29 octobre 2008

Pourquoi meurt-on au Darfour (Outre-Terre n°20)


Le n°20 de la revue Outre-Terre est consacré à la question "Pourquoi meurt-on au Darfour ?". La revue regroupe ainsi 37 articles consacrés à ce sujet (et 3 autres articles "varia"), organisés en 6 parties : Modèles d'explication, Des Soudans au Soudan, L'infrastructure énergétique du conflit, Voisins (de voisins), Darfour d'Afrique ? (présentant un tableau de la presse africaine), Que faire ? Les contributions des auteurs, venant d'horizons disciplinaires très variés, offrent des pistes de lecture et de compréhension sur une situation parfois oubliée.



Michel Korinman, le directeur de la revue, l'explique bien dans un article introductif intitulé "Inferno Lost" : "Curieusement, la communauté internationale a mis un an à appréhender l'étendue de l'horreur. Or, en janvier 2004, il y avait déjà selon l'ONU en gros 700 000 personnes déplacées : 600 000 à l'intérieur du Darfour à proprement parler, 95 000 au Tchad voisin. [...] Relevé en 2003 : trois mentions superficielles dans le Washington Post ; rien sur CNN (avant mai 2004) ; rien de substantiel dans le Daily Telegraph, le Times de Londres et l'Independant (avant avril 2004) ; trois références en passant dans Le Monde (dont l'une à l'intérieur d'un article sur Proust). Même constat pour les organisations humanitaires, à part Médecins sans frontières « exemplaire », Amnesty International, ou de petits groupes comme Justice Africa au Royaume-Uni et le militant pour un Soudan indépendant Eric Reeves. Ceci alors que Human Rights Watch (HRW) – premier rapport en avril 2004 – ou International Crisis Group (ICG) – analyse de fond en mars 2004 [HRW ayant cependant abordé la question dès l'année précédente] – informent sur le Soudan depuis des années". Le "décor" est posé : pourquoi a-t-on tardé à parler du Darfour ? Pourquoi tarde-t-on aujourd'hui à y intervenir ? Quelles sont les conséquences politiques, économiques et sociales de tels retards dans la prise de conscience et de décisions ? Les problématiques sont donc multiples et la revue se construit autour de contributions pluridisciplinaires.



On notera dans la partie introductive l'entretien accordé par l'ambassadeur du Soudan M.Ahmad Hamid al-Faki Hamid à Michel Korinman, qui revient sur les tensions internes au pays et permettent d'appréhender le point de vue officiel du Soudan sur la crise du Darfour. Autre point de vue politique interne : la contribution du Président du Mouvement de libération du Soudan (SLM) Abdelwahid Mohamed Ahmed al-Nur. Ces 2 articles relèvent d'une démarche originale de la revue qui part à la rencontre d'acteurs politiques impliqués dans la crise du Darfour. Elles permettent aux lecteurs de se faire sa propre opinion sur de tels discours politiques, avec un éclairage approfondi de la situation à travers de nombreuses analyses divisées en 6 parties.



La 1ère partie, consacrée aux "Modèles d'explication" est constituée de 11 articles. Richard Rossin (chirurgien orthopédiste, écrivain, ancien secrétaire général de MSF, cofondateur de Médecins du Monde, délégué général du Collectif Urgence Darfour) présente une chronologie explicative des événements et les principaux enjeux de cette crise humanitaire, dans son article "Du Darfour au Soudan" revenant principalement sur le silence et l'inaction de la communauté internationale.

Le 2nd article, "Comment le Soudan pourrait venir à bout du Darfour", a été rédigé par Munzoul A. M. Assal, professeur d'anthropologie à l'université de Khartoum. Il revient sur le processus de marginalisation politique, sociale et identitaire du Darfour mis en place par les gouvernement soudanais depuis les années 1980. Il analyse ainsi l'histoire du Darfour et de l'identité de ses populations, le concept de "tribu" et ses conséquences, ainsi que la place prépondérante des ressources tant du côté soudanais, que du côté darfourien (avec la détérioration continue des conditions de survie et la lutte pour la survie devenue normalisée).

Dans son article "Au Darfour après Abuja : quand l'insécurité devient la règle", Jérôme Tubiana (journaliste indépendant et auteur d'une thèse sur les éleveurs nomades au Nord du Tchad, du Niger et du Darfour au Soudan, responsable de l'exposition Darfour : Généalogie d'un conflit) revient sur les conséquences en termes d'insécurité des négociations entre gouvernement et rebelles à Abuja (Nigeria) qui aboutirent à un accord de paix le 5 mai 2006. Il analyse ainsi chronologiquement le regain de violence de l'année 2006 et le fragile retour au calme au début de l'année 2007, pour conclure à la normalisation de la violence comme forme de territorialisation et mode d'habiter. L'originalité de l'article vient de la 2ème partie : "Vivre dans une zone contrôlée par un groupe armé : trois cas au Darfour Nord", où l'on découvre les enjeux des miliciens (contrôle territorial, maillage sécuritaire, contrôle de la population...) et ceux de la population civile (sécuritaire alimentaire, enjeux identitaires, rapports avec les groupes armés...).

L'article suivant, rédigé par David Hoile (directeur du Sudan Research Centre à Londres, professeur à l'université des sciences et technologies de Khartoum, auteur de Darfur : The Road to Peace, paru en juillet 2008), met l'accent sur les silences et les inactions autour du Darfour. Intitulé "Darfour : des vérités qui dérangent", l'article recense ainsi l'emploi abusif du terme génocide par l'administration Bush, la question des origines de la guerre, le niveau du conflit en soi au moment où la communauté internationale se décide à se préoccuper de la situation du Darfour, la propagande et l'opportunisme politiques de certains acteurs internes comme externes (Etats, groupes militants...), et revient ainsi sur les enjeux politiques qui entourent la décision d'intervenir par le biais de l'ONU au Darfour.

Khalid Ali El-Amin (docteur de l'Université de Khartoum, attaché au Development Studies and Research Institute) présente un article intitulé : "Darfour : comment se réconcilier à la base entre communautés", qui étudie les enjeux autour de l'identité des tribus, les impacts de l'appropriation de l'espace par des communautés différenciées et le défi de la démobilisation des milices tribales, autour des problématiques de sécurisation de la région et de réconciliation.

Une très courte note de Marion Grassi (étudiante en Master politique et développement en Afrique et dans les pays du Sud à Sciences Po Bordeaux) se propose d'analyser "Ce que « parler du Darfour » veut dire... ", donnant quelques pistes de décryptage et de comparaison de la presse internationale et de la presse soudanaise.

Alice Franck (docteur en géographie, auteur d'une thèse intitulée "Produire pour la ville, produire la ville : Etude de l’intégration des activités agricoles et des agriculteurs dans l’agglomération du Grand Khartoum (Soudan)", ATER à l'Université de Provence), revient, dans son article intitulé "En marge d'un conflit : les populations du Darfour dans l'agriculture urbaine du grand Khartoum (Soudan)", sur les conséquences démographiques et sociales du déplacement de populations du Darfour vers Khartoum, ville-refuge. On y découvre, notamment, le mode d'habiter de ces déplacés ruraux qui s'installent, les modalités d'intégration à la vie urbaine de Khartoum et les liens entre déplacés de l'exode rural et la région d'origine. Les nombreuses figures (cartes, graphiques, tableaux, encarts) rendent la lecture agréable et renforcent la pertinence de l'article.

Dans la continuité, l'article sur "Les réseaux zaghawa du souk Libya" (à Khartoum), rédigé par Raphaëlle Chevrillon-Guibert (doctorante en science politique et ATER à l'Université d'Auvergne), analyse le souk Libya comme lieu de la mondialisation issue de différentes stratégies résidentielles entre mobilité de certains et sedentarité des autres. Son développement montre également l'ancrage urbain de ce haut-lieu du commerce tant dans les rivalités politiques locales que dans les stratégies financières transnationales.
Moshe Terdiman (directeur de recherches au PRISM du Centre Herzliya, directeur du projet Islam en Afrique et post-doctorant au Moshe Dayan Center à l'université de Tel-Aviv) propose, quant à lui, une analyse sur "Sécurité environnementale, changements climatiques et conflits : le cas du Darfour". Il aborde là un sujet d'actualité à travers le cas particulier du Darfour : l'impact du changement climatique sur les stratégies de survie des populations (notamment par le biais de déplacements ou de changements d'activités) est analysé au regard des conséquences sur les tensions existant entre les différentes communautés (notamment dans le lien entre ruraux et urbains).

Eric Denis (chercheur au SEDET - CNRS-Paris 7) choisit d'étudier les "Inégalités régionales et rebéllions au Soudan", dépassant ainsi l'échelle du seul Darfour pour le replacer dans un contexte de tensions régionales multiples. Illustré de nombreuses figures (cartes, tableaux et graphiques), son article analyse les relations de pouvoir et les rivalités qui existent au sein des régions, et entre les régions, ainsi que les conditions d'un mal-développement régional, porteur de germes de tensions.

Claude Iverné (fondateur d'Elnour, bureau de documentation consacré au Soudan) offre aux lecteurs quelques photographies d'un ouvrage consacré à l'imagerie du Soudan (à paraître), clichés insistant sur la population du Darfour et montrant quelques instannés des modes de vie décrits dans les autres articles. Par exemple, on y retrouve Adam Abdala Adam (paysan du groupe ethnique Four, vivant dans le village de Golo).



La 2ème partie "Des Soudans au Soudan" présente 2 articles de Christian Delmet (anthropologue, associé au CEMAf, ancien responsable du CEDEF à Khartoum). Le 1er est consacré au "conflit dans les Monts Nouba/Sud-Kordofan (1985-2005)". Il présente brièvement la population nouba, ses conditions de vie, les problèmes liés aux questions foncières, socio-politiques, culturelles... et les conséquences de l'intervention internationale. Le 2ème, intitulé "Un Soudan, des Soudan", montre, à travers une chronologie des tensions au Soudan, combien la question des revendications et des rebellions régionales paisent sur la durabilité de l'Etat soudanais et de sa souveraineté sur son territoire.



La 3ème partie, "L'infrastructure énergétique du conflit", est consacrée à la question énergétique et les enjeux géopolitiques qui découlent de la présence de pétrole au Soudan, entre mythifications et réalités, entre enjeux locaux et internationaux, entre tensions internes et processus mondialisés. Wu Lei (professeur au Center for Energy Security and Strategy, Université du Yunnan, Kunming, Chine) analyse les liens entre "le pétrole, la question du Darfour et le dilemme chinois". Le fait que l'article soit rédigé par un chercheur chinois offre une grande originalité et permet de le confronter à des lectures "occidentalisées" de cette problématique. La revue fait, une fois de plus, preuve d'originalité quant au choix des contributeurs, ce qui permet d'apporter un regard plus complet sur les différentes analyses faites sur la région du Darfour et sur les problématiques soulevées par le cas du Soudan. Ronan Morin-Allory (doctorant à l'Université Paris-Sorbonne) propose un article sur "Chine-Soudan, une amitié à l'ombre des derricks" qui complète ce panel des points de vue, en analysant les rivalités entre les acteurs liés au pétrole soudanais.



La 4ème partie fait le tour des perceptions du conflit du Darfour et des enjeux internes dans les pays voisins du Soudan : l'Egypte (par Tewfik Aclimandos), la Libye (par luis Martinez), la géopolitique du Tchad (par Gérard-François Dumont), les relations Tchad/Soudan (par Babett et Tim Janszky), les tensions régionales au Tchad (par Jérôme Tubiana et Victor Tanner), la question du respect des droits de l'Homme au Tchad (par Jonathan Jackowska).



La 5ème partie "Darfour d'Afrique ?" pose la question de l'imagerie et du traitement dans la presse du conflit du Darfour. Jean-Baptiste Onana analyse les "Représentations africaines du Darfour", et Medhane Tadesse les relations entre "Ethiopie et (Sud)-Soudan. Des spécialistes proposent ensuite de brèves analyses de la presse africaine vis-à-vis de la question du Darfour : le lecteur peut ainsi comparer les points de vue donnés par la presse au Sénégal, au Mali, au Burkina Faso, en Côte d'Ivoire, au Togo, au Bénin, au Kenya, et en Ouganda.



La 6ème partie pose la question de l'intervention et de l'aide à apporter : "Que faire ?". Mario Bettati (représentant spécial du Ministre des Affaires étrangères et européennes) propose une réflexion juridique à travers la question du droit international, du droit d'ingérence et du devoir de protéger les populations. Maria M. Gabrielsen (doctorante en science politique des relations internationales au CERI, Sciences Po Paris) montre les rivalités de pouvoir entre intervention politique et aide humanitaire des différents Etats impliqués, notamment les Etats-Unis. Marc Fontier (docteur en Etudes Africaines, spécialisé sur l'histoire de la Corne de l'Afrique et sur les problématiques de crise en Afrique subsaharienne) analyse les enjeux des institutions internationales entre 2003 et 2007, et revient notamment sur le non-interventionnisme de l'ONU jusqu'en 2005 et sur les enjeux d'une intervention tardive.



On retrouve également dans la revue un article "varia" : "L'intervention éthiopienne en Somalie : la croix contre le croissant ?" d'Alain Gascon (professeur à l'Institut français de géopolitique de l'Université Paris 8) qui revient sur les différentes interventions militaires, leurs semi-échecs et les enjeux actuels d'une région "oubliée".



Les articles compilés dans ce numéro relèvent d'objectifs très différents : certains ne sont que des notes très courtes qui offrent quelques pistes de réflexion et quelques éléments de réponse, tandis que d'autres sont des articles plus longs qui proposent une analyse plus structurée d'un processus très précis au sein du conflit au Darfour. L'originalité vient également de l'approche multiscalaire, et la prise en compte des conséquences sur les espaces humains et les espaces politiques voisins du conflit (que ce soit dans les frontières du Soudan, ou dans les pays voisins). Une revue qui vient compléter, par exemple, les analyses d'anciens numéros des revues Politique africaine et Afrique contemporaine ou les articles du géographe Marc Lavergne, en offrant quelques compléments d'analyse et des éclairages originaux par l'approche.


Espaces des combattants et espaces militaires à Mitrovica (3) : la démarche en géopolitique urbaine


La démarche en géopolitique urbaine

Comme le rappelle Olivier Kempf, dans son blog Etudes géopolitiques européennes et altlantiques, la géopolitique analyse les rivalités de pouvoir sur des territoires, selon la définition du géographe Yves Lacoste. Cette analyse tient compte des représentations contradictoires dont ces logiques de rivalités sont l'objet, et de leurs diffusions. "Or, c'est précisément dans le cadre de la prise en compte de rivalités de pouvoir que l'étude des représentations prend son sens, car l'intérêt des représentations est qu'elles aboutissent à des comportements, voire des stratégies. Les rivalités de pouvoir sont, elles, susceptibles de conduire à l'élaboration de politiques politiques publiques. Ces rivalités peuvent porter sur des conflits entre villes, entre villes et banlieues, ou au sein d'une même ville entre des forces rivales pour le contrôle politique, économique ou social d'un même territoire" (Frédérick Douzet, 2007, La couleur du pouvoir. Géopolitique de l'immigration et de la ségrégation à Oakland, Californie, Belin, collection Histoire & Société, Paris, p. 21). Le temps court de la guerre remet en cause avec brutalité les différents équilibres entre les acteurs de la ville. Les rivalités de pouvoir trouvent là leur paroxysme, et les conséquences de la violence s'ancrent dans les logiques territoriales. Olivier Kempf souligne ainsi que "le territoire changeant, les déterminants de la géopolitique évoluent en conséquence". La ville se fragmente en de multiples micro-territoires, chacun contrôlé par un groupe. De nouveaux territoires et de nouveaux acteurs remodèlent ainsi les logiques et les processus géopolitiques.



Rivalités de pouvoir dans la ville de Mitrovica : la bataille des noms et des symboles

La guerre est marquée à la fois par la remise en cause des équilibres politiques et sociaux précaires dans la ville de Mitrovica, l'émergence de nouveaux acteurs politiques internes (tels que l'UCK et les groupes armés serbes) et le déploiement de la présence internationale sous diverses formes (ONU, OTAN, OSCE, ONG...). Les rivalités de pouvoir dans la ville de Mitrovica sont marquées dans le paysage urbain, notamment à travers l'utilisation de la toponymie, et ce dès avant le déclenchement de la guerre. Alors, prévalait une double indication serbe et albanaise pour les panneaux les plus importants (les autres, notamment les petites affiches publicitaires étaient inscrites en une seule langue). L'importance du nom écrit en plus gros et au dessus de l'autre témoignait du rapport de force entre les communautés. Au Nord de l'Ibar, les noms serbes s'imposaient au-dessus des toponymes albanais, et inversement au Sud de l'Ibar. Ce qui peut paraître anecdotique, est en fait révélateur des rivalités de pouvoir qui fragmentaient la ville de Mitrovica, avant le déclenchement du conflit. Ainsi, Mitrovica était une ville fortement divisée : chaque quartier - serbe au Nord et albanais au Sud - défendait son identité communautaire. Loin du cas de villes comme Sarajevo ou Mostar (en Bosnie-Herzégovine), les communautés majoritaires serbes et albanaises vivaient côte à côte et non ensemble.

Néanmoins, on trouvait dans cette ville d'avant-guerre quelques poches de minorités serbes au Sud de l'Ibar (surtout autour des églises ortohodoxes), albanaises au Nord. Dans ces rivalités de pouvoir pour le contrôle de quartiers urbains, les petites minorités n'avaient que peu de place. Les Roms constituaient la population la plus mal "lotie" : refoulée dans un quartier entouré de no man's land et installé dans une zone insalubre, cette communauté n'a pas accès à l'éducation, au commerce, au marché du travail... L'ancien quartier rom constituait donc une véritable enclave. Dans les luttes pour le pouvoir de la ville, personne ne se préoccupait de ce quartier : son appropriation et son contrôle n'étaient pas disputés par les acteurs politiques de la ville de Mitrovica. Ainsi, malgré sa centralité spatiale (l'ancien quartier se situait à l'Ouest sur la rive Sud de l'Ibar, à proximité du pont), ce quartier constituait une marge non seulement sociale mais aussi politique. Les autres petites minorités vivaient dans des "poches" de peuplement mixte. Ainsi, les Trois Tours sur la rive Nord, à l'Ouest du Pont, et le quartier surnommé "Petite Bosnie" abritaient un peuplement mixte. Dans les Trois Tours, les voisins cohabitaient, échangeaient des conversations, mais cette convivialité s'arrêtait "net" une fois passée le seuil des immeubles pour entrer dans l'espace public, dans la rue. La guerre du Kosovo a été de courte durée (si on la compare à la guerre civile qui déchira les communautés à Belfast ou à celle de Beyrouth...). Elle s'est pourtant rapidement ancrée dans l'espace, en poussant au maximum cette logique d'homogénéisation des quartiers. Si l'on reprend le cas des Trois Tours, on constate que ce processus dû à la peur de l' "Autre" s'est installé même à l'échelle de 3 immeubles. Les Tours autrefois multiethniques ont été l'objet de déplacements, d'échanges de logements entre les habitants, de sorte qu'elles se sont elles-mêmes "communautarisées". Cette homogénéisation à l'extrême se traduit dans l'espace urbain d'après-guerre.

Au Nord de l'Ibar, les panneaux sont écrits en langue serbe et en alphabet cyrillique. Aux entrées du Nord de la ville, on découvre que l'on est à "Kosovska Mitrovica", nom serbe. Au Sud, on se trouve à "Mitrovicë", nom albanais de la ville. Cette "bataille de l'affichage" ne se retrouve pas seulement à Mitrovica, elle est souvent le fait des villes en guerre et dans les villes de l'après-guerre, comme le démontre un des articles de Michael Davie sur Beyrouth, "Les marqueurs de territoires idéologiques à Beyrouth (1975-1990)", montrant l'importance de l'analyse de ces signalétiques matérialisées distinguant ainsi "mon territoire à moi" de celui de l' "Autre", un "Autre" jugé alors indésirable dans cette lutte pour l'appropriation de territoires communautarisés. Les rivalités de pouvoir entre les acteurs de la ville s'expriment alors à travers le paysage urbain, qui est pris comme "cible" de cette confrontation. Un tel marquage des quartiers-territoires permet non seulement de délimiter les territoires, mais aussi d'avoir un impact sur les représentations spatiales des populations : les minorités dans un quartier perçoivent d'autant plus la dangerosité de leur situation. Cela se ressent sur leur espace pratiqué qui se réduit d'autant plus que ces marqueurs sont visibles et perçus comme des actes d'appropriation. A l'inverse, la population majoritaire dans le quartier ressent un sentiment de protection et de légitimité à vivre dans ce quartier-territoire. Les espaces publics deviennent alors des hauts-lieux de la confrontation et de la rivalité dans cette appropriation des quartiers. On observe ainsi la diffusion, en "tâche d'huile", de tels marqueurs (avec, par exemple, en février 2004, à la veille d'une montée de violence entre les 2 communautés majoritaires, la "floraison" d'affiches de Slobodan Milosevic au Nord de l'Ibar et de calendriers de l'UCK, officiellement démantelé, au Sud) à partir de noyaux miliciens. Cette prégnance des affichages idéologiques montre combien les rivalités entre communautés ne se sont pas arrêtées avec la fin de la guerre, même si les moyens utilisés par les différents acteurs ont changé.



Luttes de pouvoir et luttes pour le territoire : le jeu des acteurs locaux

Pendant la guerre, l'objectif pour les habitants de Mitrovica est de protéger son territoire contre l'intrusion de l' "Autre". Par la suite, s'approprier la ville de Mitrovica est un enjeu fondamental dans la guerre psychologique. On peut se demander si la ville de Mitrovica constitue aujourd'hui une ville ou plutôt 2 villes distinctes, tant le jeu des acteurs politiques cherchant à marquer les quartiers-territoires d'une identité rejetant l' "Autre" s'est ancrée dans l'espace urbain. Nénamoins, on assiste également à la poursuite de la lutte pour les territoires : en effet, l'extrême-Nord de la ville de Mitrovica est progressivement occupé par des Albanais. Ceux-ci s'installent autour des cimetières musulmans. Mais, bien plus qu'un symbole de la différenciation religieuse, il s'agit surtout d'une lutte pour le contrôle de Mitrovica. En effet, la ville toute entière est un géosymbole : celui qui s'appropriera la ville dans son ensemble sera le réel "vainqueur", puisqu'il imposera son identité, son contrôle et sa volonté politique. L'espace est alors l'objet de tous les "désirs" : son contrôle est une finalité symbolique, un message politique, une réelle victoire. La question de la durabilité de la ville pose alors des enjeux complexes et multiples : quelle identité pour cette ville (le choix du nom sera ici très symbolique) ? Quelle économie (le complexe industrialo-minier de Trepca est, à ce jour, toujours hors de fonctionnement : ses installations sont plus qu'obsolètes et polluantes. Mais, une question se cache derrière cet aspect matériel : avant la guerre, le complexe industrialo-minier fonctionnait grâce à une complémentarité des communautés : les équipes n'étaient certes pas mixtes, mais les savoir-faire se complétaient de sorte que des équipes d'ingénieurs serbes formés à Belgrade permettaient à des équipes d'ouvriers albanais d'obtenir un rendement limité, mais qui nourrissait l'ensemble de la ville en créant un certain pouvoir d'achats). Force est de constater que la question économique ne se pose parmi les acteurs politiques de Mitrovica, concentrés sur la question de l'identité de la ville, et sur les rivalités entre communautés. Pourtant, l'inactivité des populations est un problème fondamental pour les autorités de la ville. La question des réseaux criminels et de leur volonté de maintenir le chaos dans la ville pour asseoir leur trafic. Par conséquent, la question identitaire cristallise les tensions entre les communautés, mais aussi elle occulte les problèmes profonds du fonctionnement et de la durabilité de cette ville. Les acteurs politiques en charge du fonctionnement politique de Mitrovica pérénisent cet échec en concentrant leur attention sur la question des rivalités de pouvoir intercommunautaires. Pourtant, la (ré)conciliation (peut-on réellement parler de réconciliation là où il n'y avait pas de conciliation avant la montée des tensions, juste une ignorance de l' "Autre" ?) passe par le rétablissement d'une économie urbaine saine et durable. Maintenir cette précarité sociale est le meilleur moyen d'empêcher les populations d'accepter la présence de l' "Autre" et de les rendre plus sensibles à des discours extrémistes rejetant la responsabilité de la pauvreté urbaine sur la présence de l' "Autre".



La présence de la communauté internationale à Mitrovica : géopolitique d'une gestion de crise urbaine

L'impact de la présence internationale à Mitrovica a été analysé en détail par le géographe Yann Braem dans son article "Mitrovica/Mitrovicë : géopolitique urbaine et présence internationale" (Balkanologie, volume VIII, n°1, juin 2004, pp. 73-104). Quelques éléments d'actualisation : l'indépendance du Kosovo auto-proclamée par la communauté albanaise le 17 février 2008 pose de nouveaux défis pour la communauté internationale. La question de la frontière vécue entre l'aire de peuplement serbe et l'aire de peuplement albanaise, matérialisée par la rivière Ibar dans la ville de Mitrovica, marque l'intervention de la communauté internationale, qui elle-même répond par une action territorialisée en fonction de cette ligne de fracture. En effet, si l'on s'attarde sur le cas des ACM (actions civilo-militaires, missions humanitaires à des fins militaires), on constate que très rapidement le déploiement différencie 2 espaces : les ACM-Nord (agissant dans l'aire de peuplement serbe) et les ACM-Sud (dans l'aire de peuplement albanais). Jusqu'à l'autoproclamation de l'indépendance, l'action de la communauté internationale était double : d'une part militaire et policière (avec le déploiement de la KFOR sous mandat otanien, et de la MINUK sous mandat onusien) et diplomatique (avec la question du statut futur du Kosovo). Cette dualité de l'action se traduit matériellement dans l'espace urbain de Mitrovica. Ainsi, "la stratégie de la communauté internationale [ici, avant l'indépendance] reste officiellement le statu quo, en dépit des avancées significatives réalisées vers l'indépendance. [...] Et de ce point de vue, les questions territoriales traduisent le glissement, à travers des conflits sur le terrain, de représentations qui ne sont ni discutées, ni ouvertement débattues. En effet, ce statu-quo imposé ne signifie pas que les projets géopolitiques aient été abondonnés, Mitrovica/Mitrovicë restant l'un des points de confrontation de ces projets antagonistes. Plus encore, il semble que le statu-quo actuel encourage la poursuite de ces objectifs par d'autres moyens, plus insidieux que la discussion. Les stratégies de harcèlement dont se rendent coupables les extrémistes serbes tant qu'albanais obéissent aux mêmes logiques géopolitiques d'appropriation violente d'espaces géographiques plaçant les populations et leur localisation au coeur même du conflit, comme enjeux géopolitiques, à l'instar des opérations militaires serbes visant à vider le territoire du Kosovo au printemps 1999" (Yann Braem, op. cit., pp. 102-103). La présence de la force internationale n'empêche pas l'homogénéisation continue de chaque quartier de la ville. Au contraire, on assiste même à un renversement du nettoyage ethnique, sur un mode passif. Les moyens sont plus suggestifs qu'actifs, mais le résultat est le même : l'instauration d'un sentiment de peur (voir "Le nettoyage ethnique à Mitrovica : interprétation géographique d'un double déplacement forcé"). Aujourd'hui, de nombreuses questions restent en suspens : quelle place et quel rôle pour la présence internationale ? Quelles formes prendre-t-elle ? Quelle souveraineté pour les acteurs locaux et les acteurs internationaux dans la ville de Mitrovica ? Si ces questions sont occultées par une actualité internationale très mouvementée, elles posent néanmoins la question, au-delà de l'échelle de la ville de Mitrovica, de la présence internationale au Kosovo, mais également du rôle de l'interventionnisme international dans l'ensemble des Balkans. Autre question en suspens : les conséquences indirectes de l'indépendance du Kosovo. Selon un jeu de dominos, l'indépendance du Kosovo a "ré-activées" d'autres revendications : celles des Serbes du Kosovo demandant leur rattachement à la Serbie bien sûr, mais également celles des Albanais du Sud de la Serbie, des Albanais du Nord de la Macédoine, et par "ricochets" les autres minorités de Macédoine, les Serbes de Bosnie-Herzégovine... On part de la situation d'une ville d'environ 80 000 habitants pour arriver à l'échelle balkanique. La gestion de la crise à Mitrovica dépasse la question de la ville pour impliquer l'ensemble du Kosovo ; et la question du Kosovo dépasse également ce petit territoire de 10 887 km² pour "grignoter" sur l'ensemble des Balkans. La gestion de la crise par la communauté internationale semble passer par une politique de l'urgence : on agit après les événements, on ne les anticipe pas (pourtant, tous les spécialistes du Kosovo parlaient de l' "inévitable indépendance" de la province et d'une auto-proclamation devant l'échec de négociations peu actives...). Enfin, la récurrence des violences interethniques dans la ville de Mitrovica pose la question de l'efficacité de la présence internationale et d'une bonne identification des réels enjeux géopolitiques urbains.



Ces quelques éléments répondront, je l'espère, aux pistes de réflexion lancées par Olivier Kempf, sur son blog Etudes Géopolitiques Européennes et Atlantiques. Son blog, très intéressant, est d'ailleurs à (re)découvrir, notamment pour les nombreuses réflexions menées en termes de géopolitique, ses articles sur la géographie militaire, et sa relecture quasi-quotidienne, chapitre par chapitre, de l'ouvrage De la guerre de Clausewitz, qui analyse et éclaircit cet ouvrage de référence sur les rapports entre la politique et la guerre.


Note : les schémas ici proposés sont issus de mon mémoire de maîtrise Les opérations militaires en milieu urbain : le cas de Mitrovica (Kosovo) et celui de DEA Les opérations militaires en milieu urbain : le cas de Mitrovica et de Sarajevo, et ont été présentés lors de conférences et colloques.


Balkanofonik : les 10 ans du Courrier des Balkans


Pour tous ceux qui s'intéressent aux Balkans, le travail du Courrier des Balkans, revue électronique présentant la traduction de très nombreux articles de la presse balkanique, n'est certainement pas passé inaperçu. Le Courrier des Balkans organise et soutient également de très nombreuses manifestations, de la promotion de la culture balkanique (expositions, concerts...) à des rencontres entre chercheurs et intéressés (conférences, apéro-débats...). Aujourd'hui, le Courrier des Balkans fête ses 10 ans et organise pour l'occasion les "Balkanofonik" au studio de l'Ermitage le samedi 29 novembre 2008 (Paris 20ème arrondissement). Au programme : la diffusion du film A qui est cette chanson ? d'Adela Peeva (Bulgarie, 2005) et un concert. A signaler également : un apéro-débat "Quoi de neuf dans les Balkans" à Quimperlé (Bretagne) le vendredi 14 novembre 2008, animé par Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, auteurs de Comprendre les Balkans. Histoire, sociétés, perspectives (Editions Non lieu, Paris, 2008 pour la 2ème édition mise à jour, 1ère édition 2007, 352 pages). L'occasion surtout de parler du Courrier des Balkans, une source d'informations inestimable pour tous ceux s'intéressant aux Balkans !

dimanche 26 octobre 2008

Espaces des combattants et espaces militaires à Mitrovica (2) : la démarche en géographie militaire


La démarche en géographie militaire


La géographie militaire analyse les espaces militaires et les espaces du militaire. Comme l'écrit Philippe Boulanger, "reposant sur des critères physiques et humains, la géographie à des fins militaires se veut à la fois théorique et appliquée. Elle est théorique en contribuant à l'élaboration des doctrines tactiques et stratégiques. Elle participe à mieux maîtriser les milieux naturels, à appréhender les mutations du monde contemporain, à optimiser les actions défensives ou offensives. En outre, sa finalité consiste aussi à une application directe car l'influence de la géographie sur le terrain ou le théâtre d'opérations se vérifie à chaque instant. La géographie militaire tend à favoriser le soutien des forces et l'action militaire sous toutes ses formes" (Philippe Boulanger, 2006, Géographie militaire, Ellipses, collection Carrefours Les Dossiers, Paris, p. 371). On peut alors relier les différentes modalités de la pensée militaire à différentes échelles prises en compte dans l'analyse géographique. Pour faire simple, la géostratégie analyse les "grands" espaces, les mutations de l'espace mondial et les relations entre les pays. Une "géo-opérationnelle" (si vous me permettez ce néologisme) consisterait, elle, en l'analyse des théâtres d'opérations, à l'échelle du pays ou de la zone d'intervention : "le théâtre d'opérations renvoie à une mission stratégique unique visant la destruction des forces adverses" (Philippe Boulanger, op. cit., p. 213). Enfin, une "géo-tactique" analyserait les divers atouts et contraintes pour l'intervention à l'échelle locale, impliquant directement les unités déployées. On se situe là à l'échelle du terrain, c'est-à-dire dans l'espace du combattant.




Opérations aériennes et géographie militaire

Les espaces du militaire évoluent en fonction des temporalités de l'action, des modalités de l'intervention, et des transformations de l'espace des combattant. En effet, le déploiement et l'appropriation de l'espace urbain ne se pensent pas de la même manière en fonction du type de mandat et de ses objectifs. Dans la ville de Mitrovica, on distingue ainsi plusieurs temporalités dans l'action militaire : le temps des bombardements aériens et du renseignement, le temps du déploiement terrestre et de la sécurisation de la ville, et le temps du maintien de la paix et du retrait progressif des troupes. La stratégie du tout-aèrien qui a prévalu dans l'opération "Force alliée" en 1999 a nécessité une cartographie particulière de la ville, divisée en zones protégées et zones-cibles. La ville de Mitrovica était ainsi un verrou, au coeur des voies de communications reliant la Serbie et l'aire de peuplement serbe au Nord du Kosovo, à l'aire de peuplement albanais au Sud du Kosovo. De plus, il existait au Nord de la ville une caserne militaire serbe, point central du déploiement des forces serbes dans la province (le Kosovo était alors une province de la Serbie, qui avait perdu son statut d'autonomie, suite à l'état d'urgence décrété par le Président de la Serbie Slobodan Milosevic). Néanmoins, la ville abritait des zones résidentielles, notamment autour de la caserne serbe. De plus, le complexe industrialo-minier de Trepca était obsolète et contenait des substances dangereuses. Le zonage d'une ville lors d'opérations militaires aériennes se pense donc selon des zones de priorité stratégique et des zones à risque. De même, les axes de communication reliant la Serbie à la ville de Mitrovica et ainsi au reste du Kosovo, ont été, bien évidemment, déterminés comme des objectifs stratégiques. Seulement, sur ces axes, des flux massifs de déplacés se croisaient : les Albanais du Nord du Kosovo rejoignaient ainsi l'aire de peuplement majoritairement albanaise, au Sud de la rivière Ibar ; tandis que les Serbes quittaient la ville de Mitrovica pour les zones rurales de l'extrême-Nord, ou plus majoritairement pour trouver refuge en Serbie. Les forces militaires serbes se mêlaient à ces mouvements de foule, et ainsi contrecarraient tout bombardement aérien lors de leurs déplacements. En définitive, l'opération "Force alliée" est considérée comme une réussite politique (avec la signature des Accords de Rambouillet mettant fin à la guerre du Kosovo), mais un échec militaire (les forces militaires serbes ayant été "libres" de leurs mouvements, et le "nettoyage ethnique" suspecté s'étant amplifié).




Interventions terrestres et géographie militaire

L'intervention terrestre se divise en 3 temporalités, en fonction des objectifs des différentes missions. 1er temps : le renseignement. Quelques unités spécialisées (forces spéciales principalement) ont été déployées à Mitrovica avant le déploiement plus massif lié à l'opération d'imposition et de maintien de la paix. Les renseignements ne cherchent pas à contrôler les espaces, mais à fournir des informations géographiques (tan d'un point de vue urbanistique et physique, mais surtout et avant tout humain) pour préparer au mieux ce futur déploiement. Il s'agit tout à la fois de comprendre les espaces des combattants et les représentations qu'en ont les populations civiles, afin d'établir un diagnostic permettant d'adapter l'outil militaire aux spécificités de la ville en guerre. Paul-David Régnier fait ainsi remarquer les bienfaits du rapporchement entre géographie militaire et renseignement militaire : "la menace, qu'elle que soit la forme qu'elle prend, s'inscrit d'abord dans un espace multidimensionnel (physique mais aussi social, économique, culturel, symbolique, politique) et qui doit être envisagé à différentes échelles (approche multiscalaire) d'où elle tire une grande partie de sa force, de sa forme, de son potentiel, de sa logique vitale. Analyser ces rapports complexes et incroyablement enchevêtrées relève de la géographie militaire mais fait appel à l'ensemble des connaissances et des informations issues du renseignement, sans quoi la géographie militaire ne serait qu'une description de cartes topographiques, description bien inutile puisque le discours cartographique la livre à qui sait le décrypter. La géographie militaire, en combinant l'étude des espaces et des lieux et la façon dont les hommes les utilisent, participe à l'effort de renseignement dont la finalité est avant tout de comprendre, d'interpréter et, parfois, d'anticiper" (Paul-David Régnier, 2008, Dictionnaire de géographie militaire, CNRS Editions, Paris, p. 197). Les hommes du COS (Commandement des Opérations Spéciales) ont ainsi eu pour mission d'identifier les territoires de la violence et les territoires miliciens au Kosovo, ainsi que de recueillir des informations sur les divisions existant dans la population civile, les tensions entre les communautés et les "récupérations" politiques qui peuvent être faites auprès des plus démunis, dans des discours attisant la haine. Le territoire urbain est alors conçu comme un ensemble de micro-territoires différenciés dont il faut identifier le besoin tactique : les points de tension, les hauts-lieux identitaires et/ou politiques, les "zones grises" sont alors identifiées. La cartographie de la ville selon les nouvelles territorialisations par la violence permet ainsi, à un niveau stratégique, d'envisager le déploiement adapté des troupes terrestres. Celles-ci ont un objectif autre : il ne s'agit plus de "repérage", mais de contrôle territorial.


Les militaires se déployant dans la ville de Mitrovica se sont ainsi appropriés certaines parties de la ville. Le double centre-ville a été ainsi identifé comme le principal noyau des tensions, centralisées sur le pont ouest. L'appropriation militaire est à la fois spatiale (par l'installation de check-points aux entrées des 2 ponts, par exemple), juridique (par l'installation dans des maisons, des bâtiments officiels...), économique (par l'emploi de personnels locaux comme interprètes, ou pour le fonctionnement de l'Economat des Armées - sorte de "cantine", tout comme par la consommation - en nourriture et en boissons - lors des quartiers libres, qui crée une économie temporaire et fragile dans la ville : on a vu ainsi la multiplication des cafés à Mitrovica au moment où les militaires français étaient nombreux à être postés dans la ville même de Mitrovica ; mais cette économie ne fut pas durable, beaucoup de cafés devant fermer lors des procédures de retrait progressif des troupes vers l'extérieur de la ville, notamment pour le camp de Novo Selo, à mi-chemin entre Mitrovica et Pristina) et psychologique (la sécurisation de la ville appartenant à des militaires de la communauté internationale, cette appropriation est donc celle d'acteurs extérieurs à la ville). La mise en place du dispositif sécuritaire correspond donc à l'identification préalable des particularités géographiques de la ville de Mitrovica, avec l'installation de check-points et le positionnement d'unités aux points de tension, une installation massive des unités en périphérie (afin de ne pas faire ressentir la force armée comme une force occupante mais une force "stabilisatrice") et le déploiement d'un maillage sécuritaire mouvant (avec le quadrillage de la ville par les troupes à pied).


Ce déploiement a ensuite été "allégé" pour que l'imposition de la paix laisse place au maintien de la paix. Ainsi, le retrait progressif des troupes terrestres dans la ville de Mitrovica correspond à un objectif stratégique différent de celui de l'imposition de la paix. L'appropriation spatiale se fait plus "discrète" dans la ville de Mitrovica. Nénamoins, les espaces du militaire ont une géographie mouvante, démontrant ainsi l'adaptation de l'outil militaire aux différentes périodes de tension. Les violences de mars 2001 ou celles de mars 2004 dans la ville de Mitrovica montrent que le dispositif militaire s'adapte : la réappropriation du pont ouest est ainsi une priorité à la fois tactique et stratégique pour le rétablissement de l'ordre. La prise en compte des représentations que les habitants se font des territoires de l' "Autre", des territoires miliciens et des territoires de la violence est une nécessité pour adapter l'outil militaire aux besoins réels de la population, afin d'éviter sa manipulation et sa "galvanisation" autour de discours politiques extrêmistes. Mais ces éléments ne sont pas statiques : par exemple, les implantations des groupes armés dans la ville de Mitrovica se sont adpatées au dispositif militaire de la KFOR. L'appropriation par les militaires français des alentours du pont ouest n'a pas aboli les logiques d'appropriation territoriale des groupes armés, mais les a diffusé dans un espace moins "perceptible". En effet, les milices - qu'elles soient serbes au Nord de l'Ibar ou albanaises au Sud - optent ainsi pour des opérations de guérilla urbaine, que le géographe Michel Lussault définit comme "un processus à la fois formalisé, et en même temps durable, de harcèlement d’un ennemi territorial, mais qui pour être guérilla doit avoir un aspect de clandestinité relative" ("Guérillas urbaines", compte-rendu du Café géo du 3 octobre 2008). Cette clandestinité dans la préparation des opérations de guérilla urbaine est un frein et une contrainte forte au bon accomplissement de l'imposition et du maintien de la paix. Les espaces des groupes armés et les espaces du militaire interagissent donc les uns sur les autres. La brutalité et l'extrême violence de la guerre et de la guérilla urbaines peuvent ainsi être analysées à travers la géographie militaire, et l'appropriation spatiale par les différents acteurs.



Nota bene : Ces commentaires sont issus des réflexions menées dans mes 2 mémoires de maîtrise et de DEA qui analysaient les interactions entre les opérations militaires (et leurs diverses temporalités) et les particularités des villes ex-yougoslaves (Mitrovica dans le cas du mémoire de maîtrise, et la comparaison entre Mitrovica et Sarajevo dans le cadre du DEA). Les documents (cartes et schémas) ici présentés sont extraits de ces mémoires.


Espaces des combattants et espaces militaires à Mitrovica (1) : quelles approches géographiques ?


Sans vouloir cloisonner les différentes approches de la géographiques, voici quelques pistes de réflexion à partir de leurs différents outils d'analyse. Pour reprendre la phrase de Gustave-Léon Niox (professeur de géographie à l'Ecole supérieure de guerre entre 1876 et 1895), "la géographie n'est pas un but, c'est un moyen. La géographie est dans un tout. Tout est dans la géographie. C'est la science mère, indispensable, sans laquelle toutes les autres, histoire, art militaire, littérature, philosophie même, manquent de base et ne peuvent acquérir leur entier développement" (Colonel Niox, 1893, Géographie militaire, tome 1 "La France", Delagrave, Paris, p. VII), changeant ainsi de la phrase on ne peut plus célèbre du géographe Yves Lacoste "la géographie, ça sert d'abord à faire la guerre". Trois de ces démarches, la géographie militaire, la géopolitique urbaine et la géographie culturelle, seront présentées sous l'éclairage de la ville de Mitrovica. Située au Nord du Kosovo, peuplée d'environ 82 000 habitants en 2003, cette ville est au coeur de tous les enjeux et de toutes les tensions. D'un point de vue stratégique, elle était un verrou dans la guerre de 1999, se situant sur la route des troupes provenant de Serbie et celles du groupe armé de l'UCK provenant du Sud du Kosovo. D'un point symbolique et politique, elle constitue à la fois la dernière ville "multiethnique" (à prendre entre guillemets, vu que les populations vivaient déjà avant le déclenchement du conflit côte à côte et non ensemble, dans des quartiers distincts) et le dernier bastion urbain pour les Serbes du Kosovo. La bataille pour le pont, véritable géosymbole de la division de la ville, est au coeur des rivalités de pouvoir, des enjeux identitaires et des objectifs militaires pour la pacification du Kosovo.


C'est pourquoi, suivront dans 3 posts quelques pistes de réflexion tenant compte de ses différents enjeux, utilisant les différents outils d'analyse de la géographie militaire, de la géopolitique urbaine (en tentant de donner quelques éléments de réponse à Olivier Kempf sur le cas particulier de la ville en guerre, celui-ci ayant posé des pistes de réflexion dans son site Etudes Géopolitiques Européennes et Atlantiques) et de la géographie culturelle.

samedi 25 octobre 2008

L'Atlas des Atlas


Il y a maintenant 3 ans, Le Courrier international proposait un hors-série très original : "L'Atlas des Atlas" (mars-avril-mai 2005, 130 pages). Cet atlas offrait un regard atypique puisqu'il se propose de démontrer par des exemples concrets, par l'analyse de cartes produites dans différents pays combien l'on peut faire mentir les cartes (pour reprendre le titre de l'ouvrage de Mark Monmonier, Comment faire mentir les cartes. Du mauvais usage de la géographie, Flammarion, Paris, 1993, 1ère édition en anglais en 1991, 234 pages). Il ne s'agit bien entendu pas d'un regard neuf, ces questions ayant été souvent abordées en géographie ! Parmi d'innombrables travaux sur ces questions, on peut citer ceux du géographe Michel Sivignon (professeur émérite de l'Université Paris 10) sur les Balkans et le "péché cartographique", ou le numéro de La Documentation photographique consacré à "La carte, enjeu contemporain" (n°8036, 2004) de Jacques Lévy, Patrick Poncet et Emmanuelle Tricoire. Pourtant, le hors-série mettait le lecteur à l'épreuve : en l'aidant à décrypter les cartes par de courts textes d'analyse et une mise en contextualisation, il forçait ainsi à considérer, dans des cas concrets, l'utilisation de la carte comme un message. Très axé sur les situations conflictuelles, et tout particulièrement sur les frontières revendiquées, le hors-série montrait ainsi les "liaisons dangereuses" entre cartographie et message politique. Un fait certes connu, mais ici illustré par une multitude d'exemples.


Aujourd'hui, Le Courrier international propose une version de cet atlas (quelque temps resté difficile à se procurer, mais aujourd'hui réédité) sous forme de livre. L'occasion de découvrir cet ouvrage, moins de le redécouvrir pour ceux qui possèdent le hors-série. Les changements ne sont pas nombreux. La plupart des textes ne sont pas actualisés, mais les cartes ont été la plupart du temps nettement agrandies, leur qualité de reproduction est meilleure. L'atlas est toujours constitué de 6 parties (même si celles-ci sont organisées différemment) : Visions du monde, Frontières (la plus grande partie de l'atlas , avec des sous-parties sur l'Europe, les Amériques, l'Asie, le Moyen-Orient, l'Afrique et les Pôles), Histoire, Futurs, Imaginaire, et Arts. Les commentaires sur les problématiques continentales qui introduisaient chaque sous-partie ont disparu, laissant place à de plus nombreuses illustrations photographiques. A noter quelques changements dans les pages proposées, avec des rajouts, peu nombreux, mais particulièrement d'actualité.


Visions du monde :

Les 1ères cartes du monde présentant les différentes projections permettant de représenter la Terre (Mercator, Peters, Fuller, Postel) ont "disparu" : il faut dire qu'il ne s'agit vraiment pas là d'un point de vue très original ! On trouve, dans cette rubrique, 2 nouvelles cartes sur le monde vu d'Australie (remplaçant la carte utilisée dans le hors-série). Pour le reste, pas de changement notable : on retrouve les cartes du monde vu par la Chine, le Japon, et les 2 planisphères azimutaux centrés sur l'Afrique du Sud et le Japon précédemment utilisés.



Frontières - Europe :

De nouvelles cartes et analyses la Bretagne, le Kosovo. On retrouve les cas précédemment étudiés : la Padanie (au Nord de l'Italie), le Pays basque, la Belgique, la Grèce, Chypre, la Macédoine, l'Europe centrale, la Russie, la Géorgie, la Tchétchénie, la Moldavie/Transnistrie, l'Arménie/Azerbaïdjan.



Frontières - Amériques :

On n'y retrouve plus la page sur la Colombie. Les nouveautés : le Venezuela et le Chili/Pérou. On retrouve les cartes et analyses sur la frontière Etats-Unis/Mexique, sur le découpage électoral aux Etats-Unis, sur Cuba, sur les Malouines, sur les territoires indiens au Brésil (notamment dans le cas des Indiens Kayapo).



Frontières - Asie :

Pas de changement : Pakistan, Inde, Cachemire, Tibet, Mer de Chine, Chine/Taïwan, Corée(s), Mer de l'Est, Japon sont ici analysés, mêlant souvent la problématique cartographique à la question de "nommer les lieux";



Frontières - Moyen-Orient :

Même constat, les pages restent les mêmes : Turquie, Israël/Palestine (avec 2 études de cas différenciées), la question du Golfe (arabique, persique ou seulement golfe ?). Le Liban manque toujours dans cette approche.



Frontières - Afrique :

La page sur l'Europe forteresse a disparu. On y retrouve les pages sur le Nigeria, le Biafra, le Bénin/Togo, l'Erythrée/Ethiopie, l'Afrique du Sud, et le Sahara occidental.



Frontières - Pôles :

Les mêmes cartes que précédemment nous présentent le cercle polaire, l'océan Arctique et l'Antarctique.



Hors limites - Histoire :

Plus de changements ici. Les cartes présentées et les temps considérés ne sont pas toujours les mêmes. Certaines cartes et catégories ont disparu : les travaux d'Eratosthène, les documents sur l'Europe médiévale (avec une mappemonde zonale climatique et la carte en TO), l'ère des navigateurs, le temps des atlas (avec un planisphère d'Ortelius), et surtout l'âge d'or de la cartographie avec les travaux du XVIIIème siècle (avec une mappemonde de Guillaume Delisle, le cartographe de Louis XVI) et l'utilisation de la cartographie au XIXème siècle avec ses visées nationalistes (où l'on trouvait des cartes-dessins représentant certains pays considérés comme dangereux comme des animaux : la pieuvre russe pour les Japonais en 1904, les différentes sortes de chiens symbolisant les pays européens et leurs relations très tendues en 1914). Des cartes souvent utilisées dans les manuels scolaires que l'on ne retrouve pas dans cette nouvelle version, qui conserve des documents sur les origines de la cartographie, sur les voies romaines, la géographie arabe, l'histoire de Jaïns (Inde), la topographie des Mandarins, et l'influence européenne sur les cartes japonaises aux XVI-XVIIèmes siècles.



Hors limites - Futur :

On retrouve les cartes de prospective sur la population mondiale en 2050, l'urbanisation mondiale en 2015, l'eau dans le monde (non plus en 2025, mais en 2050), le climat en 2050, les mers en 2010 et l'exploration spatiale d'ici à 2025. La carte sur les religions dans le monde en 2050 n'est plus présente. Par contre, 2 pages sont consacrées à une analyse très intéressante sur "Le monde selon Google Earth" montrant la version mondiale de cet outils de visualisation centrée sur la frontière Inde-Chine où les régions frontalières qui font l'objet de litiges entre les 2 pays sont signalées par des pointillés, et la version chinoise "Google Ditu", "politiquement très correcte", qui montrent les régions revendiquées par la Chine englobées dans le territoire chinois sans aucune mention cartographique de litige.



Hors limites - Imaginaire :

Les rubriques qui "restent" :

  • le projet de l'architecte Herman Sörgel (élaboré entre les 2 gueres mondiales, consistant à fermer la Méditerranée et à en faire baisser le niveau pour ainsi gagner de nouvelles terres et apaiser les tensions au sein du continent européen en staisfaisant les volontés d'expansionnisme).
  • la cartographie du cyberespace.
  • la cartographie de la littérature (avec les cartes montrant les "mondes" de L'île au trésor de Robert Louis Stevenson, d'Utopie de Thomas Moore et du Magicien d'Oz de Lyman Frank Baum).
  • la cartographie des jeux vidéos (avec des jeux tels que World of Warcraft, Dark Age of Camelot, et Scandia).
  • la cartographie vue par des artistes : on retrouve un tableau de Paula Scher et une illustration de Katharine Harmon et Jane Jeszeck pour leur livre You Are Here, ainsi qu'une carte de L'Atlas de l'artsite belge Win Delvoye. Disparaissent le tableau très original représentant l'Amérique de George W. Bush sous la forme d'une tête d'éléphant, symbole du Parti républicain, le calligramme de Howard Horowitz représentant Manhattan, les Cartes imaginaires de Philippe Favier (qui a iinterrogé diverses personnalités pour leur demander si elles préféraient être un île, un sommet, un océan, etc. et a représenté sur des cartes imaginaires leurs préférences) et la réalisation de Nina Katchadourian intitulée Austria (réalisée à partir de lambeaux de cartes routières).


Les rubriques qui "disparaissent" :

  • la philosophie (avec l'analyse d'une carte intitulée "La science et la philosophie dans la Mittleuropa de l'époque de Copernic et Luther à celle d'Auschwitz".
  • l'histoire littéraire (avec des cartes sur la "littérature baroque et classique en Europe" et la "Littérature baroque en Hongrie" localisant les lieux de vie des écrivains.
  • l'invention : une rubrique consacrée à la cartographie de Tchevengour (un site mythique où se situe l'action du roman Tchevengour d'Andreï Platonov), et à la constitution d'un "atlas de l'alphabet" (chaque lettre représentant une contrée imaginaire dans les 3 tomes de l'Atlas des géographes d'Orboe de François Place).
  • la bande dessinée (avec de courtes analyses sur les cartes des albums de la série Les Cités obscures et de la bande dessinée De cape et de crocs).



Au final, la version brochée se différencie peu du hors-série de 2005 tant par les cartes que par les analyses proposées. L'ajout des pages sur la Bretagne et le Kosovo est très intéressant, mais on peut regretter la "disparition" de quelques cartes "politiquement moins correctes" (telles que la carte représentant les Etats-Unis sous forme d'une tête d'éléphant, symbole du Parti républicain).


Cet atlas reste à découvrir, non pour l'originalité de son analyse, mais pour la compilation de documents cartographiques difficiles d'accès. Un atlas qui donne à réfléchir sur le message des cartes qui nous sont proposées chaque jour, dans les médias notamment. Le choix entre les 2 versions est plus une question de budget...


vendredi 24 octobre 2008

Lignes de fractures et fragmentations : "l'éclatement" de la ville dans la guerre


Les schémas et texte proposés ici ont été discutés, parmi d'autres, au cours du colloque "L'espace politique : concepts et échelles" tenu à l'Université de Reims du 2 au 4 avril 2008. L'objectif du colloque était de "brosser un tableau de l'ensemble des thématiques" de la géographie politique, avec des axes particuliers sur les questions de l'Etat, des frontières, du territoire, des acteurs, du pouvoir, de la démocratie, des flux, du milieu, de la villeet de l'épistémologie de la géographie politique, et ce à plusieurs échelles. A cette occasion, les discussions et remarques de quelques géographes m'ont été particulièrement précieuses : l'occasion de remercier ici Stéphane Rosière (professeur à l'Université de Reims), Marcel Bazin (pofesseur à l'Université de Reims), Liliane Barakat (professeur à l'Université Saint-Joseph à Beyrouth) et François Hulbert (professeur à l'Université de Metz).


La ville en guerre est un sujet de préoccupation prioritaire pour la géographie politique : les lignes de front, lignes de fracture et fragmentations urbaines redessinent la ville pendant une guerre, de sorte à créer non plus un espace commun aux habitants, mais une multitude de micro-territoires qui se juxtaposent et se recomposent selon une identité qui se construit en rejet d'un "Autre" identifié comme un ennemi. Les acteurs politiques se multiplient et tous luttent pour un contrôle du territoire : que ce soit le contrôle de l'ensemble de la ville pour les autorités qui tentent de rétablir leur souveraineté ou pour les forces militaires déployées dans le cadre d'un retour à la paix, ou des territoires beaucoup plus restreints que les groupes armés non conventionnels (du type milices) ou les groupes criminalisés (du type réseau criminel) tentent de s'approprier afin d'asseoir leurs trafics. Le jeu de ces différents acteurs politiques amènent les habitants d'une ville en guerre à reconsidérer leur espace de vie, à limiter leur espace pratiqué, à se déplacer pour se loger dans un quartier "sécurisé" en fonction de leur identité (le mécanisme d'une géographie de la peur entraîne un fort repli sur soi, un entre-soi communautaire, de plus en plus extrême au fur et à mesure que la guerre la guerre se prolonge). Les enjeux symboliques sont forts : des monuments, des places, des hauts-lieux de l'identité (culture, religion, ethnie, vivre ensemble...) peuvent prendre une importance démesurée : on se bat pour conserver ou pour détruire (on retrouve là l'idée de l'urbicide) ces géosymboles. C'est pourquoi, ces fragmentations sont à la fois un enjeu et une conséquence des actions des différents acteurs dans la ville en guerre. Enjeu parce que la volonté de séparer les communautés est un objectif prioritaire pour les groupes armés et les réseaux criminels. Cela maintient les divisions, galvanise les populations autour d'un discours politique extrêmiste et haineux, mais aussi maintient le chaos nécessaire à la survie de ces groupes qu'ils soient miliciens (dont l'existence se justifie par le degré de violence et de peur) ou criminels (pour qui le chaos permet de développer leurs activités). Conséquence parce qu'à travers ses stigmates laissés dans l'urbanisme, la désorganisation économique, la déstabilisation politique et la réorganisation sociopolitique dans des micro-territoires, la guerre se fixe dans l'urbanité de sorte à créer une "nouvelle" géographie politique dans chaque ville qu'elle touche.



Les territoires des combats : sacralisation de hauts-lieux et territoires de la violence

La géographie politique met en exergue une compréhension de l'organisation de l'espace de la guerre à travers le prisme d'une analyse point/ligne/zone/réseau. Les territoires de la violence, dans une guerre, ne sont pas seulement le fruit du hasard, de la confrontation entre deux groupes sur une ligne donnée. Ils se concentrent autour de points auxquels les combattants donnent une valeur particulière. Ces "hauts-lieux" ne sont pas seulement religieux, ils peuvent également être d'ordre politiques, idéologiques, ethniques, urbains (dans le sens d'une identité urbaine vécue par l'ensemble des habitants d'une ville)… mais ils représentent aux yeux des combattants un symbole de leur lutte, ce qui leur confèrent une haute valeur qui tend à les sacraliser. La lutte se fera plus acharnée pour la défense ou la destruction (on parle dès lors d'urbicide) de ses points, symboles de la division entre plusieurs groupes dans la ville en guerre. Autour de ces points, se "dressent" des lignes de front, véritables lignes de fractures entre deux ou plusieurs positions radicales prêtes à s'affronter par les armes. Ces lignes coupent la ville et la fragmentent en multiples micro-territoires contrôlés par les différents groupes armés en jeu dans la guerre. Ces micro-territoires sont néanmoins reliés en réseau : d'une part, un réseau se met en place entre les différents territoires aux mains d'un même groupe armé ; d'autre part, des réseaux temporaires et instables se dessinent au fur et à mesure des alliances qui se forment au cours du conflit. Ainsi, l'espace politique se divise en de nombreux micro-territoires aux relations complexes et mouvantes, de sorte que la ville se fragmente au fur et à mesure de la guerre.






Les territoires communautaires : un entre-soi extrême à l'échelle du quartier

Aujourd'hui, les groupes qui s'affrontent dans une ville sont de plus en plus intimement reliés à la recherche identitaire. Les lignes de fractures peuvent également être d'ordre idéologique et social. Néanmoins, il s'avère que les discours politiques utilisent de plus en plus la crise identitaire (ou même parfois ils la créent) de sorte à créer dans la ville une géographie de la peur. L'appropriation territoriale devient un objectif prioritaire afin de marginaliser "l'Autre" dans la ville ou dans un quartier. Créer des marges sociales et identitaires devient un objectif des combattants. On entre dans la logique de ce que Stéphane Rosière appelle la "géographie inhumaine, c'est-à-dire d'une géographie qui prenne en compte la face négative de l' « aménagement » du territoire" (Stéphane Rosière, 2006, Le nettoyage ethnique. Terreur et peuplement, Ellipses, collection Carrefours, Les Dossiers, Paris, p. 459). Cette théorie, développée dans le cadre du nettoyage ethnique, peut être élargie à de nombreuses problématiques de la ville en guerre : les actions miliciennes cherchent à fragmenter la ville afin d'obtenir le contrôle d'un territoire-cible et de marginaliser, voire de "nettoyer" le micro-territoire approprié par tous les moyens. Par conséquent, la répartition de la population se modifie rapidement pendant la guerre : suivant la logique de la peur, les communautés (ou les groupes identifiés comme tels par les discours politiques attisant la haine) tendent à se regrouper dans de micro-territoires sous le contrôle d'un groupe armé défendant leurs intérêts. La géographie de la peur crée de nombreux flux au sein de la ville de sorte qu'une homogénéisation se crée à l'échelle des quartiers, selon la logique de l'entre-soi. L'exemple de Sarajevo est, à ce titre, très démonstratif d'une ville multiculturelle se divisant au cours de la guerre jusqu'à s'homogénéiser depuis la fin de la guerre.




Les micro-territoires : l'émergence de lignes de fractures à l'intérieur des quartiers-territoires

L'analyse se complique lorsque l'on fixe son regard sur l'intérieur de ces quartiers communautaires, que la géographe Elisabeth Dorier-Apprill nomme, à juste titre, "quartiers-territoires", montrant ainsi combien l'appropriation spatiale et identitaire du quartier est au coeur de la lutte entre les groupes armés. "Pour le milicien, la ville s'arrête à la frontière de son quartier" (Elisabeth Dorier-Apprill, dans Vies citadines, sous la direction d'Elisabeth Dorier-Apprill et de Philippe Gervais-Lambony, Belin, collection Mappemonde, Paris, 2007, p. 113). Mais ce quartier constitue également un intérieur qu'il faut analyser. Si la ville dans son ensemble voit la remise en cause du concept de centralité avec la destruction de nombreux centres-villes, objectifs stratégiques (centre de décision et de commandement) et symboliques (hauts-lieux du pouvoir et de l'identité) dans la guerre, les quartiers-territoires se réorganisent en des sortes de "micro-villes" avec une centralité et une périphérie. A l'intérieur du quartier, des logiques de déplacement et des stratégies de survie réorganisent le fonctionnement social et politique : les périphéries du quartier communautaire tenu par les miliciens constituent des lignes de front tenues et protégées contre les volontés expansionnistes des miliciens des autres quartiers-territoires. Ce sont donc des zones dangereuses où s'installent les déplacés, ceux qui appartiennent à la comunauté et ont, par un processus de peur et une volonté de sécurisation, quitté leurs lieux d'habitation pour venir se réfugier dans un quartier où ils seraient non plus la minorité persécutée, mais appartiendraient à la majorité sous protection de la milice. Ces périphéries étant vidées de leurs populations les plus riches, qui s'installent dans le centre du quartier-territoire, à distance des lignes de front, se paupérisent ainsi. Une nouvelle géographie sociale s'installe ansi dans le quartier communautaire selon une logique riches/pauvres, pour faire simple. De même, à l'intérieur de ce quartier, la logique de peur instaure des lignes de fractures politiques : appartenir à la communauté majoritaire ne signifie pas pour autant être totalement sous la protection des milices. Les habitants les plus modérés, prônant pour une réconciliation des populations, se voient ainsi marginalisés, face aux militants les plus actifs qui bénéficient de privilèges (notamment en termes de protection, mais également en termes d'accès à l'alimentation, aux soins médicaux...) de la part de la milice. Ainsi, le quartier-territoire n'est pas un espace totalement homogène : à l'intérieur des territoires communautaires homogénéisés, se dessinent, au fur et à mesure que la guerre se prolonge, des lignes de fractures sociales et politiques.





Ce ne sont là que quelques pistes de réflexion, mais qui montrent, je l'espère, la complexité des conséquences de la territorialisation par la violence dans la ville :

  • Les territoires des combats : sacralisation de hauts-lieux et territorialisation de la violence
  • Les quartiers-territoires : un entre-soi communautaire poussé à l'extrême, un repli sur soi à l'échelle du quartier
  • A l'intérieur des quartiers-territoires : des inégalités socio-spatiales et des divisions politiques qui réorganisent le quartier selon un schéma centre/périphérie qui est le reflet des stratégies de survie et d'une géographie du danger au coeur du quartier

Pour conclure, je citerai (une fois de plus !) les travaux de Michel Lussault sur les représentations de l'assurance de la catastrophe dans les villes, les représentations d'une "ville-monstre" fatalement porteuse de problèmes insolubles et de violences, et son idée de "ville vulnérable" : "Toutes ces images catastrophiques installent une manière de voir la ville qui devient de plus en plus légitime. Mais ces vues sombres portées sur l'urbain, les alertes constantes de mise en péril, les pronostics de ruine et de destruction, les métaphores guerrières, tout cela se lit dans les controverses sur l'urbain. L'urbain mondial accumule une grande puissance et une plus grande fragilité qui se marque par une plus grande vulnérabilité, autrement dit la probabilité de connaître un dysfonctionnement majeur. A mesure que l'urbanisation progresse, la vulnérabilité des organisations urbaines s'accroît. Cette vulnérabilité est protéiforme : économique, sociale, environnementale. Elle se manifeste particulièrement lors des grands épisodes de crise. [...] La guerre urbaine, les émeutes, les violences intercommunautaires, les pathologies infectieuses, la pollution, la malnutrition, tout cela procède de cette même fragilité." (Michel Lussault, "L'assurance de la catastrophe", La GéoGraphie, n°4, automne 2008, p. 23). On pourrait ajouter que ces images, ces représentations sont manipulées par les acteurs en jeu dans la guerre urbaine, afin d'accroître le sentiment d'insécurité et de peur, et ainsi galvaniser les foules pour des discours extrêmistes rejetant la responsabilité de la vulnérabilité urbaine sur la présence de l' "Autre", que cet "Autre" soit défini sur des critères identitaires, politiques et/ou sociaux. Les réalités et les images ont donc un poids respectif très lourd dans cette efficacité géographique de la guerre.


jeudi 23 octobre 2008

Le blog "Développement & Sécurité alimentaire"


Boubacar Ba, docteur en géographie, tient un blog sur les liens entre déveoppement et sécurité alimentaire en Afrique noire. Il a présenté en septembre 2006 une thèse intitulée Etude géographique de l'agriculture en Afrique noire : Analyse des productions céréalières et des systèmes alimentaires au Sénégal. Par ailleurs, sur son blog sous-titre "Mon espace de liberté", il propose d'élargir cette analyse à l'ensemble des pays d'Afrique noire. A découvrir, notamment, des articles sur "L'alimentation : l'exemple chinois pour nourrir l'Afrique" ou "Sémantique de l'approche alimentaire et ses rapports aux territoires". Le blog ne fournit que peu d'articles, mais intéressera certainement tous ceux qui sont plongés dans la préparation du CAPES et de l'agrégation, et offre quelques pistes de réflexion sur la situation et les défis alimentaires en Afrique noire, ainsi que des développements détaillés sur le cas du Sénégal.

Le marché de Treichville à Abidjan
Crédits photographiques : TRATNJEK Bénédicte

Le site "Guerres oubliées"



Découvert sur le blog "L'humanitaire dans tous ses Etats" tenu par Frédéric Joli, le site "Guerres oubliées", sous-titré "Derrière les conflits, la vie", de la TSR (Télévision Suisse Romande) mérite le détour pour son regard original, ses nombreuses photographies et viodéos, et son analyse de la vie quotidienne des populations d'Haïti, de Sierra Leone, de Géorgie, du Népal, du Yémen et du Sri Lanka. On y découvre des sujets très variés sur les conditions de vie dans le quartier de Cité Soleil à Port-au-Prince, les problèmes de réinsertion des enfants-soldats de la ville de Waterloo en Sierra Leone, la (sur)vie dans les ruines en Abkhazie, les conditions de vie dans les camps de réfugiés de la région de Batticaloa au Sri Lanka... Un site qui a le mérite de présenter le quotidien de ces populations et d'analyser leurs stratégies de survie. Et ce, dans des conflits dont les médias se désintéressent souvent.


mercredi 22 octobre 2008

La notion d'urbicide : exemples en ex-Yougoslavie


L'urbicide et le spatiocide

Le concept d'urbicide a été "inventé" pendant les guerres de décomposition de l'ex-Yougoslavie, mais il s'agit en réalité d'un phénomène plus ancien. Forgé dans l'idée du terme "génocide", l'urbicide a été défini par Bogdan Bogdanovic, l'ancien marie de Belgrade, architecte et enseignant de profession, pour désigner le "meurtre rituel des villes". L'urbicide désigne alors les violences qui visent la destruction d'une ville non en tant qu'objectif stratégique , mais en tant qu'objectif identitaire, "comme si la ville était l'ennemi parce qu'elle permettait la cohabitation de populations différentes et valorisait le cosmopolitisme" (François Chaslin, Une haine monumentale. Essai sur la destruction des villes en ex-Yougoslavie, Editions Descartes & Cie, 1997). L'identité urbaine est détestée parce que la ville est le lieu par excellence de la rencontre et de l'échange entre les populations. Cette entente entre des populations de différentes communautés qui forgent un mode d'habiter reposant sur le multiculturalisme, voire la cosmopolitisme, est alors une cible pour les belligérants qui cherchent à promouvoir la seule identité de leur communauté et à détruire les géosymboles de la rencontre des populations. Au-delà d'une grille d'analyse ne s'appuyant que sur les facteurs ethniques, religieux et linguistiques, l'urbicide démontre que les conflits sont souvent le fruit d'un affrontement entre urbains et ruraux, entre deux modes d'habiter opposés qui ne se comprennent pas. Le géographe Rémi Baudouï a, tout particulièrement, travaillé sur ces questions, notamment dans son article "De la menace atomique aux conflits de «faible intensité »" : "La ville désignée comme le lieu du cosmopolitisme et du métissage entre communautés est référée au relâchement des moeurs et à la décadence de la nation yougoslave. «Porcherie où naissent des bâtards de mariages mixtes » elle est « un lieu d’infection morale ». À ce titre, sa destruction devient un but de guerre. Plus encore que la destruction du pont de Mostar, c’est l’encerclement en avril 1992 de la capitale bosniaque de Sarajevo par les milices serbes qui a révélé les enjeux de l’« urbicide ritualisé ». Depuis les anciens sites olympiques des montagnes avoisinantes, les troupes régulières serbes et les snipers (francs-tireurs) ont procédé pendant plus de trois ans de siège à la destruction de bâtiments qui rappelaient l’héritage multiethnique d’une ville marquée à la fois par l’influence ottomane de la Sublime Porte, la sécession austro-hongroise, la modernité d’Europe centrale, et le mouvement fonctionnaliste et qui rassemblait sur un même sol des musulmans, des catholiques, des juifs, des orthodoxes et des athées… La destruction de la bibliothèque de Sarajevo a témoigné sur le plan symbolique de la rage qui animait les militaires serbes dans le dessein d’anéantir la culture de l’Autre. D’avril 1992 à août 1995, fin du siège de Sarajevo, 10 154 habitants ont péri" (Rémi Baudouï, "De la menace atomique aux conflits de «faible intensité ». L'emprise croissante de la guerre sur la ville", Annales de la recherche urbaine, n°91, dossier "Villes et guerres", 2001, pp. 31-32).

Le spatiocide est également un concept récent, qui désigne une réalité bien plus ancienne. On le retrouve notamment dans les traveux du sociologue Sari Hanafi et du géographe Jacques Lévy, notamment dans le cas d'Israël et des territoires palestiniens. Dans leurs articles respectifs "Spatio-cide, réfugiés, crise de l'Etat-nation" (Sari Hannafi, Multitudes, 2004-4, n°18, pp. 187-196) et "Topolgie furtive" (Jacques Lévy, EspacesTemps.net, 28 février 2008, catégories Mensuelles), ils montrent que l'espace est une ressource utilisée par l'Etat isarélien pour casser toute construction étatique palestienne en rompant toute continuité territoriale. Le concept est ainsi opposé au génocide, pour montrer combien ces processus politiques d'annexion territoriale visent la terre en tant qu'enjeu. "En quoi ce mode de contrôle de l’espace diffère-t-il d’un quadrillage habituel d’une armée d’occupation ? La mise en place d’un réseau dense permettant de contrôler les Palestiniens est une incontestable composante de l’action israélienne. Mais ce n’est qu’un aspect de cette politique. L’autre aspect consiste à détruire progressivement et systématiquement toute possibilité de consistance autonome pour un espace palestinien, mais en évitant les mesures les plus radicales et les plus visibles (expropriation générale des terres, déplacement ou expulsion massive des habitants ; peuplement consistant, exhaustif et définitif par des colons)" (Jacques Lévy, "Topologie furtive", op. cit.).


Des exemples d'urbicides en ex-Yougoslavie

Souvent présentées comme des "guerres de religions" (expression abusive à manier avec précaution, les conflits ne résultant jamais que d'un seul facteur, et la religion étant souvent un facteur manipulé plus que déclencheur), les guerres de Bosnie-Herzégovine et de Croatie doivent être analysées selon le rapport villes-campagnes. En effet,les villes d'ex-Yougoslavie, tout particulièrement les grandes villes, à l'exception de celles du Kosovo, étaient réellement un lieu de rencontres, selon l'idéal titiste Jedinstvo, Bratstvo ("Unité, Fraternité"). La ville de Sarajevo en était l'exemple le plus abouti. Mais, cette rencontre des populations se limitait au milieu urbain : les campagnes, elles, étaient constituées de villages monoethniques. Les communautés s'y rencontraient peu : on est très loin des mariages mixtes, des rencontres autour des cafés, du komsiluk ("bon voisinage") qui régnait alors à Sarajevo ! De plus, les populations urbaines et rurales ne possédaient absolument pas le même mode d'habiter, la même manière de percevoir le territoire, le même espace pratiqué, le même accès à l'éducation et à la rencontre de "l'Autre"... Ainsi, "dans toute l'ancienne Yougoslavie, les villes, peuplées de citoyens éduqués et modernes, représenteraient le lieu de la coexistence pacifique entre différentes confessions et différents groupes nationaux. A l'inverse, les campagnes, espace menaçantn seraient le domaine d'individus frustres, incultes et violents, masse de manoeuvre obligé de tous les nationalismes" (Jean-Arnault Dérens et Catherine Samary, Les conflits yougoslaves de A à Z, Les éditions de l'atelier, Paris, 2000, p. 386). Avant tout, ces percpetions étaient fortement ancrées dans les esprits des habitants de l'ex-Yougoslavie : les urbains considéraient les ruraux comme des rustres, les ruraux rejettaient la mixité culturelle existant dans les villes. A noter : le Kosovo reste un cas à part, où la rencontre entre les populations n'eu pas lieu dans les villes (ni dans les campagnes !) : la ville n'y a pas rempli son premier rôle politique et social, à savoir la gestion de la diversité.








  • La bibliothèque de Sarajevo :

    L'exemple a fait couler beaucoup d'encre parmi les journalistes du monde entier. Il faut dire que la force du symbole a fortement choqué l'opinion publique locale et internationale. Avant la guerre, Sarajevo est une ville multiculturelle. Les habitants ont une identité commune, se perçoivent avant tout comme Sarajéviens. L'identité communautaire (bosniaque, croate ou serbe) appartient à la sphère privée. Les mariages mixtes sont très nombreux, et l'identité n'est pas vécue comme un problème pour les enfants issus de ces mariages. Sarajevo est un géosymbole de la rencontre des populations en ex-Yougoslavie, de l'entente multicommunautaire. La Bibliothèque de Sarajevo était un haut-lieu de ce mode d'habiter, de ce bon voisinage (komsiluk), de cette fraternité. L'incendie de la bibliothèque du 25 au 28 août 1992 vise cette entente des populations, cet accès à une éducation et une culture "yougoslaviste" (à savoir commune à toutes les communautés), ce mode d'habiter urbain. La bibliothèque de Sarajevo n'est pas incendiée par hasard, mais bien en tant que haut-lieu d'un patrimoine culturel commun. La photographie montre le violoncelliste Vedran Smajlovic dans les ruines de la bibliothèque, donnant des concerts gratuits pour les enterrements de Sarajéviens lors du siège de la ville. Un symbole de la résistance de la culture sarajévienne.



  • Le Pont de Mostar :

    Le Vieux Pont de Mostar représentait avant la guerre la bonne entente entre les Bosniaques et les Croates qui se côtoyaient depuis longtemps dans la ville. La guerre a profondément transformé cet équilibre dans la ville, à tel point que les communautés vivent aujourd'hui de leur côté : l'Est est devenu presque exclusivement bosniaque, tandis que l'Ouest est devenu presque exclusivement croate. Le pont était un géosymbole de ce lien entre les communautés, de cette urbanité commune. Le bombarder n'était pas seulement un objectif stratégique, mais également un symbole : le pont est une voie de communications artificielle, construite par les hommes pour se relier les uns aux autres, favoriser la rencontre, multiplier les échanges. Ce pont était un haut-lieu de l'entente et de la tolérance existant entre les communautés avant la guerre. Couper ainsi la ville rendait matérielle, palpable, la division entre les communautés. L'objectif était d'imposer une frontière dans la ville, de limiter les espaces pratiqués de chaque communauté, d'empêcher la rencontre. "La partition de Mostar illustre la construction quotidienne, par une accumulation de divisions matérielles ou symboliques, de la frontière. Elle reflète également la redéfinition permanente des identités et des représentations de par et d'autres de celle-ci" (Marion Avrillier, "La destruction des ponts de Mostar. Partition, construction d'entités et d'identités en Bosnie-Herzégovine", Cemoti (Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-Iranien), n° 34, dossier "Russie-Asie centrale : regards réciproques"). La reconstruction du pont à l'identique n'a pas résolu le problème : la ligne de fracture entre les 2 parties de la ville, entre les 2 communautés est restée ancrée dans les esprits, dans les espaces pratiqués et dans les peurs de chacun. Une frontière vécue s'est ainsi installée durablement suite à cet urbicide.






Ce ne sont que quelques exemples : "le conflit de l'ex-Yougoslavie exprime une haine du monument, une volonté de détruire tout ce qui participe à une histoire commune" (François Chaslin, Une haine monumentale. Essai sur la destruction des villes en ex-Yougoslavie, Editions Descartes & Cie, 1997). On pense également aux bombardements sur la vieille ville de Dubrovnik, aux destructions dans la vieille ville de Vukovar...



Une haine monumentale

L'ouvrage Une haine monumentale. Essai sur la destruction des villes en ex-Yougoslavie de François Chaslin (Editions Descartes & Cie, 1997, 120 pages), critique d'architecture et professeur à l'Ecole d'architecture de Lille. Si l'ouvrage date (1997), il offre une lecture très actuelle des destructions de bâtiments conçus comme des symboles d'une identité rejetée par les groupes armés. L'auteur y propose un recueil de 5 courts articles préalablement publiés, et un article plus long inédit. Il nous amène ainsi au coeur des villes ex-yougoslaves (tout particulièrement Sarajevo qui est l'objet de la plupart des articles), offre un récit des ravages, des saccages, des vandalismes qui sont le fruit d'une destruction voulue de l'identité urbaine. Il propose une lecture des symbole de ces destructions dans des villes perçues comme "impures" par leurs assaillants, impures parce que haut-lieu de la rencontre entre des populations qui se font la guerre. "Ces actions de purification ont concerné les architectures civiles (dans certaines régions quasiment toutes les maisons ont été détruites, par les groupes armés d'une ethnie d'abord, puis par ceux d'une autre quelques mois plus tard), les équipements industriels (car il y a aussi une haine de l'indsutrie dans cette fureur des milices), les lieux de culte bien sûr, et les édifices qui témoignent d'un passé commun : monuments aux morts ou aux partisans, plaques et statues commémoratives des divers héros yougoslaves et communistes, monuments funéraires et maison des écrivains, ossuaires de la dernière guerre, musée de l'Attentat de Sarajevo, plaque à la mémoire de Gavrilo princip, l'assassin de François-Ferdinand, etc." (op. cit., pp. 66-67). Un court essai à (re)lire pour comprendre l'utilisation symbolique de la destruction des monuments qui constituent des hauts-lieux de l'identité de l' "Autre", du mode de vie urbain, et de la rencontre des populations. Un essai focalisé sur l'ex-Yougoslavie, mais qui éclaire également des urbacides plus récents.



A noter :
Le géographe Michel Sivignon (professeur émérite de l'Université Paris 10, spécialiste de la Grèce et des Balkans) va publier un ouvrage sur la géographie des Balkans aux éditions Belin, très prochainement (ces mois-ci).



Quelques liens à consulter :



A retrouver sur le site "Géographie de la ville en guerre" :